Elections cruciales pour l'avenir de l'île à Chypre du Nord

Par Romaric Godin  |   |  1121  mots
Favorable au rapprochement avec la République de Chypre, Mustafa Akıncı part favori pour présider le nord.
Les électeurs de la république autoproclamée de Chypre du Nord choisissent dimanche 26 avril leur président. Un tournant, peut-être pour l'histoire de l'île divisée depuis 1974 entre Grecs et Turcs.

C'est une élection qui peut être décisive pour l'avenir politique de l'île de Chypre. Ce dimanche 26 avril, 176.000 électeurs de la république turque autoproclamée de Chypre du Nord (Küzey Kıbrıs Türk Cumhürrriyet ou KKTC) sont appelés à élire leur nouveau président dans un deuxième tour qui s'annonce serré.

Eroğlu, le regard vers la Turquie

Face à face, deux hommes que tout oppose. D'un côté, le président sortant, Derviş Eroğlu, élu en 2010 au premier tour avec 50,4 % des voix. C'est un cadre historique de la KKTC : son parti, le parti parti de l'unité nationale, est celui du fondateur de l'entité turque de Chypre, Rauf Denktaş, président de 1974 à 2005 et un des piliers de l'occupation militaire turque de la partie nord de l'île. Son programme est celui d'un rapprochement toujours plus étroit avec la Turquie et pour une position plutôt ferme avec la République de Chypre, entité internationalement reconnue de l'île et membre de l'Union européenne, appelée au nord et en Turquie « administration chypriote grecque de Chypre du Sud. »

Akıncı prône l'ouverture vers le sud

Face à lui, Mustafa Akıncı, officiellement indépendant, partisan de liens moins étroits entre la KKTC et la Turquie et d'un rapprochement avec le sud de l'île. Mustafa Akıncı entend notamment favoriser les collaborations locales entre les entités, créer un réseau téléphonique commun à l'île et l'ouverture de deux nouveaux points de passage entre le nord et le sud de l'île. Bref, il est partisan de l'établissement de liens avec la partie grecque pour favoriser ensuite une réunification. Sur le plan intérieur, Mustafa Akıncı s'oppose fortement au conservateur Derviş Eroğlu sur le statut des homosexuels et des femmes dans la KKTC.

La question de Varosha

Un des points les plus polémiques de la campagne a été la question de la ville touristique fantôme de Varosha. Cette station balnéaire située au sud de Famagouste a été ouverte en 1972 et était alors un des fleurons du tourisme de masse en Méditerranée. Lorsque la Turquie a envahi l'île, en juillet et en août 1974, l'armée turque a pris le contrôle de Varosha désertée par les touristes et ses habitants, très majoritairement chypriotes grecs. Situé dans la zone d'occupation turque, Varosha a été abandonnée et est devenue une ville fantôme. L'isolement diplomatique de la KKTC, reconnue uniquement par la Turquie, l'opposition de la partie grecque qui voyait dans cette réouverture sous contrôle turc un « casus belli » et la présence de Varosha près de la ligne de cessez-le-feu rendait sa réouverture peu probable. Derviş Eroğlu a estimé qu'elle n'était pas envisageable. Mustafa Akıncı, lui, est favorable à la réouverture de Varosha sous contrôle des Nations Unies pour en faire un lieu où les deux communautés pourraient « travailler et vivre ensemble. » Mais Derviş Eroğlu voit dans cette proposition un premier pas vers l'abandon de Famagouste, ville symbole pour les chypriotes turcs.

La candidate républicaine en faveur d'Akıncı

La premier tour a révélé une surprise de taille avec la qualification de Mustafa Akıncı qui est arrivé deuxième avec 26,94 % des suffrages exprimés. Derviş Eroğlu est certes arrivé premier avec 28,15 % des voix, mais c'est une amère déception pour celui avait eu l'appui d'un autre parti nationaliste, le Parti démocratique et qui, en début de campagne, visait une réélection au premier tour avec 55 % des voix. De fait, son avance est très faible : 1.298 voix. Or, au second tour, Mustafa Akıncı a peut compter sur l'appui de la candidate arrivée en troisième position, Sibel Siber, du parti républicain de centre-gauche, celui de l'ancien président Mehmet Ali Talat (2005-2009) qui est favorable au rapprochement avec le sud. Sibel Siber a obtenu 22,53 % des voix.

La quatrième homme

Mais le vrai arbitre de ce second tour, ce seront les électeurs du quatrième homme, Kudret Özersay,  41 ans, ancien négociateur en chef avec les Chypriotes grecs jusqu'à sa destitution en octobre dernier par Derviş Eroğlu. Opposé au clientélisme, il s'était engagé à poursuivre les négociations avec le sud, tout en refusant de donner des consignes de vote au second tour. Son électorat est très hétérogène, mais sa campagne active de Kudret Özersay contre un système que Derviş Eroğlu  et Rauf Denktaş ont façonné laisse penser qu'il n'est pas à exclure qu'une bonne partie des 22.800 électeurs qui l'ont choisi au premier tour (soit 21,25 % des suffrages) choisissent Mustafa Akıncı, « l'homme nouveau » au second tour. Le numéro deux du mouvement de Kudret Özersay a d'ores et déjà annoncé qu'il voterait pour Mustafa Akıncı.

Akıncı favori

Selon Murat Gezici, directeur de l'institut de sondage Gezici, cité par le site anglophone « In Cyprus », estime que 55 % des électeurs de Kudret Özersay voteront pour Mustafa Akıncı, et 95 % des électeurs de Sibel Siber feront de même. Du coup, Mustafa Akıncı devrait être élu avec près de 60 % des voix. Ce serait un vrai tournant dans l'histoire de la KKTC. Le président chypriote, Nikos Anastasiades, ne l'a pas caché : il s'est dit prêt en cas de changement de président au nord à reprendre les discussions gelées de facto depuis octobre. « Si Mustafa Akıncı, je suis prêt à discuter, notamment, de la réouverture de Varosha », a-t-il déclaré jeudi dernier.

Ce qui bloque, ce qui permet d'espérer

Si Mustafa Akıncı parvient à briser l'isolement de la République turque de Chypre du Nord, ce sera un net changement pour ce territoire qui vit depuis plus de quarante ans sous perfusion de la Turquie. Mais les obstacles à une réunification seront nombreux. Beaucoup de Chypriotes turcs ne sont pas prêts à abandonner la protection de la Turquie. La question des réparations pour les propriétés des Chypriotes grecs saisies durant l'occupation et la place des « colons » turcs, arrivés dans l'île après l'occupation militaire de l'île, sont des points très délicats sur lequel le Plan Annan de 2004 a déjà échoué. A cela s'ajoute désormais le partage des réserves de gaz au large de l'île. Mais Nikos Anastasiades a besoin d'un succès sur ce sujet pour deux raisons : redorer son blason après deux ans d'austérité très sévère et bénéficier d'un effet économique très favorable que provoquerait l'ouverture du nord pour les entreprises du sud.