Espagne : comment la dette a atteint 100 % du PIB

Par Romaric Godin  |   |  2147  mots
L'Espagne doit 1.095 milliards d'euros, 101,3 % du PIB.
Selon la Banque d'Espagne, la dette publique espagnole a dépassé pour la première fois depuis 1909 le niveau de la richesse du pays. Explication d'un mouvement qui ramène l'Espagne à un passé qu'elle voulait oublier.

L'Espagne est entrée en mars 2016 dans le club des pays dont la dette publique dépasse le PIB. Selon les chiffres publiés jeudi 19 mai par la Banque d'Espagne, les administrations publiques espagnoles sont endettées à hauteur de 1.095 milliards d'euros, soit 101,3 % du PIB du pays. Le chiffre doit certes être pris avec précaution dans la mesure où les chiffres du PIB peuvent être révisés à la hausse, comme à la baisse. La meilleure croissance du premier trimestre 2015 a ainsi permis à l'Espagne de demeurer, à cette date, sous la barre des 100 % du PIB (à 99,8 % exactement), contrairement à ce qu'avait initialement annoncé la Banque d'Espagne.

Une position parmi les pays les plus endettés

Si ce chiffre symbolique est confirmé, l'Espagne rejoindra cinq autres pays de la zone euro parmi ceux qui ont une dette supérieure à la richesse nationale : la Grèce (dont la dette s'élève à 176,9 % du PIB), l'Italie (132,7 % du PIB), le Portugal (129 % du PIB), Chypre (108,9 % du PIB) et la Belgique (106 % du PIB). Grâce à sa forte croissance, l'Irlande est repassée sous cette barre symbolique, mais avec l'arrivée de l'Espagne, ce sont désormais quatre des cinq pays ayant connu la visite de la troïka qui sont au-dessus de ce niveau de 100 % du PIB.

En termes d'évolution, l'Espagne figure parmi les plus fortes hausses de l'endettement public dans la zone euro et l'Union européenne. A fin 2007, la dette publique espagnole se situait à 35,5 % du PIB. Le ratio a donc, depuis, été multiplié par 2,8. L'Irlande, endettée fin 2007 à hauteur de 23,9 % du PIB a fait pire, même avec la baisse récente, puisque ce ratio a été multiplié en huit ans par 3,8. En revanche, les ratios grec (mais la Grèce a restructuré sa dette à hauteur de 100 milliards d'euros en 2012), italien ou portugais ont progressé de moins de 100 %.

L'Espagne, ancien mauvais élève de la dette

Historiquement, ce niveau rappelle de fort mauvais souvenirs à l'Espagne. Selon les données de l'historien de l'économie de l'université de Alcalá de Henares, Francisco Comín, il faut remonter à 1909 pour retrouver un tel niveau de dette de l'économie espagnole. Dans son article de juin 2012 résumant ses travaux qui lui ont permis de reconstituer le parcours de la dette espagnole depuis 1850, Francisco Comín estime que le point haut du ratio d'endettement du pays date de 1879 où il était de 165 % du PIB.

Cet endettement était cependant réglé par la faillite, car l'Espagne a longtemps été un des principaux mauvais payeurs de l'Europe. La monarchie espagnole était, comme sa cousine française, une habituée des banqueroutes régulières pour financer ses dépenses. Mais si, en France, malgré la banqueroute de 1797, la révolution a rompu avec ses méthodes et placé le respect des créanciers de l'Etat comme priorité pour l'administration, l'Espagne n'a pas connu cette évolution et les pratiques anciennes se sont longtemps perpétuées. Le pays était connu au 19e siècle pour être le favori des spéculateurs d'effets publics. On pouvait gagner gros sur les intérêts promis... ou tout perdre sur une décision de Madrid. Selon les données de Carmen Reinhart et Kenneth Rogoff, l'Espagne a, depuis 1800, connu 13 restructurations ou défauts, un record en Europe et vécu 23,7 ans en état de défaut sur ses engagements, ce qui le place en cinquième position européenne.

Du reste, c'est ce qui explique que, selon les calculs de Francisco Comín, la dette espagnole n'a que modérément progressé durant la guerre civile espagnole (1936-39). En 1940, le ratio d'endettement était de 71,9 % du PIB en 1940 contre 67,6 % du PIB en 1933. Mais le régime franquiste n'a pas reconnu les dettes émises par le régime républicain. La guerre avait, par ailleurs, été plutôt financée par de l'émission monétaire que par de la dette.

La conversion espagnole à l'orthodoxie budgétaire

Ce passé de mauvais payeur a longtemps hanté les dirigeants espagnols qui se sont évertués, après la guerre civile, à réduire la dette. Le régime franquiste a réduit le ratio jusqu'à 9 % du PIB en ayant recours à des méthodes autoritaires, notamment la captation de l'épargne locale servie à des taux d'intérêts artificiellement bas, ce qui faisait jouer pleinement l'effet inflationniste. Après le retour de la démocratie en 1978, les gouvernements ont eu plus largement recours à la dette publique pour financer le développement du pays, mais dans des proportions plus raisonnables que beaucoup d'autres pays européens. Le ratio d'endettement est ainsi passé de 13,8 % en 1978 à 60,5 % du PIB en 1996, franchissant la barre des 60 % du PIB fixée par le traité de Maastricht.

Mais la réaction du gouvernement Aznar a été vive : pour « qualifier » le pays dans la zone euro et sauvegarder la bonne image du pays sur les marchés, l'Espagne a réduit fortement son déficit, dégageant régulièrement des excédents. De plus, grâce à l'accélération de la croissance dans les années 2000, alimentée par la spéculation immobilière, le ratio est redescendu à 35,5 % en 2007. On perçoit combien les dirigeants espagnols étaient soucieux d'effacer les souvenirs d'antan et de restaurer la crédibilité de l'Etat espagnol. Avec succès, car, au milieu des années 2000, la dette espagnole est très recherchée sur les marchés et elle bénéficiera même d'une prime par rapport à la dette allemande. L'Espagne est alors un exemple brandi par Bruxelles pour tous les pays de la zone euro. On comprend que l'explosion de la dette mette les Espagnols dans une situation délicate, face à un passé qu'ils auraient voulu oublier.

Mais cette orthodoxie budgétaire des années 1996-2007 n'a pourtant pas placé l'Espagne à l'abri de la crise de la dette. Pour une raison simple : la faible dette publique cachait en réalité une immense dette privée qui est une des raisons de la bonne santé, à l'époque, des finances publiques du Royaume. Après la crise, cette dette privée est devenue insoutenable. Elle a donc été reprise par l'Etat qui, pour faire face, a dû, en 2011, faire appel au Fonds européen de stabilité financière qui a réclamé au pays un régime d'austérité qui avait, en fait, débuté dès 2010.

Les raisons de l'explosion de la dette

La dynamique de la dette est un sujet complexe qui relève de plusieurs facteurs. Le Trésor espagnol a tenté d'identifier entre 2007 et 2015 les raisons de la hausse de la dette. Cette analyse relève que, jusqu'en 2011, le déficit primaire de l'Espagne a été le premier contributeur à la hausse de la dette, à hauteur de 25 points de pourcentage. Entre 2011 et 2015, ce même déficit a rajouté 10 points. Viennent ensuite les « éléments exceptionnels », lié entre autres au sauvetage bancaire, qui sont assez faibles entre 2007 et 2011 (2 points) et plus fort entre 2011 et 2015 (plus de 10 points). Enfin, les intérêts payés ont contribué à augmenter le stock de dettes de 7 points entre 2007 et 2011 et de 13 points entre 2011 et 2015.

La dynamique de l'endettement

Ce détail est intéressant, mais il ne rend pas compte des mécanismes en œuvre et donne l'impression de causes « indépendantes », ce qui n'est pas le cas. Le point de départ, on l'a vu, est l'explosion de la bulle immobilière. Cette explosion est le fruit des déséquilibres internes à la zone euro où certains pays dégagent de forts excédents qu'il faut rentabiliser. Parallèlement, l'unification de la zone euro a conduit à des taux bas en Espagne, ce qui a fait grimper le rendement immobilier et attirer les fonds en quête de forte rémunération. Lorsque les prix se sont effondrés, le secteur de la construction a massivement débauché et le nombre de cas de surendettement a explosé, conduisant à un recul de la demande intérieure. Ceci a doublement joué sur le déficit espagnol en réduisant les recettes et en augmentant les dépenses liées au chômage.

Effet boule de neige des intérêts

Cette situation a provoqué le doute sur les marchés et a augmenté les taux demandés, ce qui a conduit à une nouvelle augmentation du déficit et, partant, du besoin d'endettement. Or, cet effet d'intérêt est redoutable, car il provoque un « effet boule de neige » en renchérissant la dette. Il conduit alors à une aggravation des mesures austéritaires qui réduisent davantage les recettes fiscales et creusent le déficit. Dans le cas de l'Espagne, le sauvetage bancaire et l'appel aux Fonds européens de Stabilité financière (FESF) qui a imposé des politiques « d'ajustement » ont encore amplifié le phénomène. La hausse de la dette s'auto-alimente alors et le retour à la croissance ne suffit pas à le freiner. Selon le Trésor espagnol, la croissance a ainsi ôté 2 points de PIB à la croissance de la dette entre 2011 et 2015, alors que les intérêts ont pesé pour 12 points de plus...

Des taux bas, mais...

Quel avenir pour la dette espagnole ? Il existe quelques éléments positifs. D'abord, les taux sont désormais très faibles. Grâce à la politique de rachat de la BCE, ils sont historiquement bas. Le taux espagnol à 10 ans est proche de 1,5 % et est désormais inférieur à celui des Etats-Unis. Le problème, c'est que l'inflation espagnole ne décolle pas. Depuis juin 2014, l'inflation espagnole est nulle ou négative, ce qui renchérit les taux et empêche la dévalorisation du capital de la dette. Or, la « taxe inflationniste » est le moyen le plus efficace de réduction de la dette. Avec une inflation négative de -1,2 % en avril 2016, le taux réel espagnol à 10 ans est de 2,7 %. C'est moins qu'en juillet 2012, lorsque le taux de 7,2 % était compensé par une inflation de 1,8 %, mais c'est plus que voici dix ans, en avril 2006 où le taux réel espagnol était nul...

Croissance forte, mais...

Deuxième élément positif : la croissance est assez forte, mais on a vu qu'il faudrait une croissance plus forte et plus durable pour briser la dynamique. Même la croissance de 0,8 % au premier trimestre n'a pas suffi pour freiner la hausse de la dette. Le problème est que la croissance espagnole est une croissance fondée principalement sur la déflation : déflation salariale pour augmenter la compétitivité externe, et impact sur le pouvoir d'achat des ménages de la baisse du prix de l'énergie. C'est donc une croissance qui a un impact limité sur les recettes fiscales et qui ne réduit que de façon limitée les dépenses sociales, notamment celles liées au chômage qui reste très élevé (20,4 % de la population active) et qui ne descend plus depuis quelques mois. Si l'on ajoute l'approche des élections du 20 décembre où le gouvernement était en danger, on aura le cocktail qui explique le maintien à un niveau élevé du déficit espagnol à 5,1 % du PIB en 2015, ce qui a contribué à constituer ce nouveau record de mars 2016.

Mouvement lent et marges de manœuvre réduites

La Commission s'attend en fin d'année à un ratio de dette publique de 100,3 % du PIB, le FMI de 99 %. On voit que le point haut a peut-être été atteint, mais que la décrue sera limitée et longue. La marge de manœuvre espagnole est cependant limitée : baisser les dépenses comme l'avait demandé la Commission européenne, avant d'accorder mercredi un nouveau délai, conduirait à affaiblir la reprise et à aggraver la déflation. Il n'est pas à exclure que ce soit le choix fait par le gouvernement après le 26 juin. Mariano Rajoy, le président du gouvernement, a dit vouloir aussi baisser les impôts, donc les recettes, tout en restant dans les clous du pacte de stabilité, donc en baissant les dépenses. Ce serait un cocktail risqué pour l'économie espagnole. Face à ces solutions "classiques", Podemos et son nouvel allié IU ("gauche unie") réfléchissent à des moyens alternatifs pour rendre la dette moins contraignante. La dette est donc au cœur des enjeux politiques espagnols. Pour preuve : selon El Mundo, Berlin aurait demandé à Bruxelles de la compréhension pour soutenir la campagne de Mariano Rajoy...

Moyen de pression pour les Catalans

Sans compter que cette dette est aussi un moyen de pression des indépendantistes catalans qui menacent de laisser ces 1.095 milliards de dettes publiques à la charge d'un Royaume sans la Catalogne (17 % du PIB). Dans ce cas, le ratio passerait à 122 % avec des pertes de recettes fiscales importantes... Le chef du parti de la Gauche Républicaine Catalane (ERC), Oriol Junqueras, vice-président de Catalogne, a souvent évoqué ce moyen de pression en cas de dégradation de la situation entre Madrid et Barcelone. Cette dette risque donc de peser lourd à l'avenir dans le Royaume.