Espagne : le taux de chômage sous les 20 %, mais pas de "miracle"

Par Romaric Godin  |   |  1651  mots
Les services ont tiré l'emploi espagnol au troisième trimestre.
Le taux de chômage espagnol s'est situé à 18,91 % au troisième trimestre en Espagne, du jamais vu depuis plus de 6 ans et demi. Mais faut-il pour autant parler de "miracle" grâce aux "réformes" ?

Pour la première fois depuis le troisième trimestre 2010, le taux de chômage en Espagne est passé sous les 20 % de la population active en se fixant, au troisième trimestre 2016, à 18,91 %. Selon l'Institut national des statistiques espagnol (INE), un tel niveau ne s'était jamais vu en Espagne depuis le dernier trimestre de 2009. Le nombre moyen de chômeurs en Espagne sur le trimestre a été de 4,32 millions de personnes, soit 10,93 % de moins que l'an passé sur la même période.

Croissance soutenue, créations d'emploi soutenues

Ce résultat a immédiatement été présenté à son avantage par le président du gouvernement en exercice, Mariano Rajoy, devant le Congrès des députés, alors qu'il recherche une seconde fois l'investiture du parlement. Il ne manquera pas non plus d'être salué par les partisans des « réformes » du marché du travail dans d'autres pays pour insister sur les vertus de ces dernières sur l'emploi. A première vue, les performances du marché du travail espagnol sont, il est vrai, impressionnantes. Sur le seul troisième trimestre 2016, 226.500 emplois ont été créés en valeur nette. Sur un an, les créations d'emplois s'élèvent à 478.800.

Il convient d'abord de rappeler que ces créations d'emploi sont d'abord le fruit de la croissance espagnole qui est particulièrement soutenue (0,8 % par trimestre depuis un an). Cette croissance est naturellement créatrice d'emplois, principalement dans le secteur des services où, sur un an, 407.600 emplois y ont été créés, soit 85,2 % du total. La très bonne performance du secteur du tourisme cet été en Espagne, qui a profité d'un environnement favorable (désaffection pour le Maghreb, la France et la Turquie), a sans doute amplifié les créations d'emploi au troisième trimestre.

Un rythme plus modéré qu'il y paraît

Cette progression demeure cependant à relativiser. Le niveau du chômage espagnol demeure très élevé en valeur absolue et le rythme des créations d'emploi depuis 2013 n'est pas aussi soutenu qu'il en a l'air. L'effet de masse peut paraître impressionnant avec près de 500.000 créations d'emplois en un an, mais ce chiffre n'a de sens que si l'on garde à l'esprit l'ampleur des destructions d'emplois passées.

L'emploi a en effet été la principale victime de la crise en Espagne. Au troisième trimestre 2007, le taux de chômage était de 8,1 %, soit 10,8 points de moins que neuf ans plus tard. Il y avait alors 1,8 million de chômeurs en Espagne. Ce faible taux de chômage s'expliquait par la bulle de la construction. L'éclatement de cette bulle a conduit le pays à des destructions d'emplois massives qui sont encore loin d'être effacées. Le taux de chômage a atteint son point le plus haut au premier trimestre 2013 à 26,94 % de la population active, soit 6,28 millions de demandeurs d'emploi. En 14 trimestres, le chômage a reculé de 1,96 million de personnes, soit en moyenne 140.000 chômeurs de moins par trimestre. Il avait précédemment crû de 3,51 millions en 22 trimestres, soit 159.546 chômeurs de plus par trimestre. Au total, la baisse actuelle a effacé 44,9 % de la hausse précédente sur un temps équivalent 63,6 % du temps qu'il aura fallu pour augmenter le chômage. La performance est donc assez moyenne.

Au final, si le troisième trimestre 2016 semble très bon en termes de créations d'emplois, en moyenne, la reprise de l'emploi espagnol se fait à un rythme inférieur à celui de la destruction causée par la crise. Bref, la croissance actuelle de l'Espagne est forte (0,8 % au cours des quatre derniers trimestres) et créatrice d'emplois, mais pas suffisamment pour effacer rapidement les effets de la crise. L'emploi s'améliore simplement un peu moins vite que la création de richesse. Au deuxième trimestre 2016, par exemple, le nombre de chômeurs était le plus faible depuis le dernier trimestre de 2009. Mais le PIB désaisonnalisé était, lui, revenu à son niveau d'un an plus tôt. Il est donc très difficile d'identifier ici un effet accélérateur des réformes. L'amélioration de l'emploi espagnol n'est pas exceptionnel, il est inférieur au rythme de la reprise.

Retraite et émigration expliquent aussi la baisse du chômage

Un autre élément vient relativiser l'amélioration du taux de chômage : la baisse du chômage, dont on a vu qu'elle était relativement inférieure à sa hausse passée, ne s'explique pas, en effet, que par les créations d'emplois. Au troisième trimestre 2016, les créations d'emplois s'élèvent ainsi à 226.500, mais la baisse du nombre de chômeurs atteint 253.900. Autrement dit, 27.400 personnes, soit 10,8 % du total, ont quitté le chômage sans retrouver d'emploi et ont rejoint le camp des inactifs. Sur un an, le chiffre est encore plus impressionnant : on compte 108.000 inactifs supplémentaires de plus de 64 ans. La baisse annuelle du nombre de chômeurs s'explique donc à hauteur de 20,4 %, soit plus d'un cinquième, par cette hausse des inactifs qui traduit principalement des départs à la retraite. En effet, sur un an, la hausse de la population de plus de 65 ans est de 159.300, alors que la population de 16 à 64 ans baisse de 108.000 personnes.

En bref, ceci signifie que, quelle que soit la vigueur des créations d'emplois, ces dernières ne sont pas capables de remplacer les départs à la retraite et, surtout, elles n'ont pas freiné l'émigration qui explique le recul de la population active de 16 à 64 ans. La baisse du chômage est donc amplifiée par ces deux phénomènes qui ne doivent rien aux créations d'emploi. Autrement dit, la « réforme du marché du travail » espagnol n'a pas permis de créer suffisamment d'emplois pour absorber la demande de travail et remplacer les postes abandonnés par les nouveaux retraités. Résultat : si le nombre de chômeurs du troisième trimestre 2016 est inférieur de 115.000 à celui du dernier trimestre de 2009, le nombre d'Espagnols ayant un emploi est inférieur de 362.900 entre les deux mêmes périodes. La hausse de l'emploi n'a commencé qu'au premier trimestre 2014. Il n'y a donc pas de « miracle » concernant les créations d'emplois en Espagne.

Forte progression des CDD, malgré les réformes

Dernier point : selon ses promoteurs, la « réforme » du marché du travail en Espagne devait favoriser une plus grande stabilité de l'emploi. Il est vrai que le désastre espagnol de l'emploi s'est expliqué principalement par sa précarité. Les CDD dominaient et, quand la crise est venue, n'ont pas été renouvelés. L'idée, connue, est qu'en facilitant les conditions de licenciement des contrats à durée indéterminés, on favorise ce type de contrats par rapport aux contrats à durée déterminée. On réduit ainsi la précarité. En France, les promoteurs de la loi Travail avait cru pouvoir s'appuyer sur l'exemple espagnol. Qu'en est-il en réalité ?

L'étude trimestrielle de l'INE permet de relativiser ce bilan. Sur le seul troisième trimestre 2016, l'ensemble des créations d'emploi s'explique par des contrats à durée déterminée. Mieux même : sur le trimestre, on constate une destruction de CDI ! Ainsi, il a été signé 245.900 nouveaux CDD entre juillet et septembre, tandis que, en net, on a détruit 29.100 CDI. Sur le seul secteur privé, le phénomène est le même avec 227.500 nouveaux CDD et une destruction de 19.500 CDI. Certes, le phénomène peut s'expliquer par le caractère saisonnier des activités estivales, la destruction de CDI étant courant au cours du troisième trimestre dans le secteur privé. Mais ceci amène aussi à se montrer fort prudent sur les chiffres de ce troisième trimestre en termes de créations d'emploi.

Sur une période plus longue, on remarque cependant que la création d'emplois profite d'abord au CDD qui, sur un an ont progressé de 6,2 % tandis que les CDI n'augmentaient que de 1,93 %. Depuis le point bas de l'emploi privé espagnol, au premier trimestre 2013, il a été créé 1,418 million d'emplois salariés en Espagne, dont seulement 334.700 sont des contrats à durée déterminés. En tout, le « miracle espagnol » de l'emploi s'est traduit par la création de 1,083 million de CDD, soit 76,4 % de l'ensemble des créations d'emplois salariés. Certes, le taux de CDD demeure à 26,95 % plus faible qu'au dernier trimestre 2007 où il était à 30,82 %, mais on en prend le chemin puisque ce taux est déjà équivalent à la fin de 2008. En clair : la reprise espagnole de l'emploi n'est guère différente, malgré les « réformes » de celle d'avant la crise : elle est fondée sur les emplois temporaires. C'est dire si cette amélioration de l'emploi est fragile en cas de retournement conjoncturel. Les maux du marché de l'emploi espagnol n'ont donc clairement pas été réglés avec les réformes.

L'emploi au prix d'une baisse des salaires

L'emploi espagnol s'améliore donc. Mais il y a là rien d'exceptionnel et il serait faux d'y voir un modèle. La croissance alimente modérément l'emploi au regard de sa vigueur et la baisse du chômage s'explique par des emplois temporaires et des conditions démographiques favorables. Un autre élément ne doit pas être oublié : la crise a conduit à une forte modération salariale qui est une des sources de la croissance, car elle a dopé la compétitivité prix des produits espagnols. Selon l'INE, le salaire moyen brut espagnol a progressé entre le deuxième trimestre 2012 et le deuxième trimestre 2014 de 0,8 %. Sur la même période, les prix ont augmenté de 2,5 %. C'est donc la baisse du salaire réel qui a permis cette reprise imparfaite de l'emploi. En bref : la croissance a apporté insuffisamment d'emplois précaires et mal payés dans les services. Difficile dans ces conditions de parler de « miracle » et de ne pas comprendre l'insatisfaction d'un peuple espagnol qui refuse désormais d'accorder la majorité absolue à un parti politique.