Grèce : le bluff fragile de l'Eurogroupe

Par Romaric Godin  |   |  1935  mots
Jeroen Dijsselbloem, président de l'Eurogroupe, a défendu un accord bancal.
L'accord du mercredi 24 mai n'est qu'un exemple de plus de la procrastination dangereuse qui est au cœur de la stratégie européenne sur la Grèce. Une stratégie perdante.

L'accord trouvé à l'Eurogroupe des 24 et 25 mai sur la Grèce entre les créanciers européens et le FMI est une caricature de la méthode de cette étrange institution qu'est la réunion des ministres des Finances de la zone euro. Car le but de cet accord était avant tout de « faire croire » à un accord et à une avancée, plutôt que de la réaliser. Et plus cet accord a été difficile à trouver, plus il paraîtra important et provoquera le soulagement. On reportera ainsi à plus tard les problèmes.

Susciter le soulagement

Pour parvenir à ce résultat, les méthodes sont toujours les mêmes. Avant la réunion, il faut inquiéter l'opinion sur la possibilité d'un échec et la difficulté des discussions. C'est le rôle des « doorsteps talks » (« propos de pas de porte »), ces petits mots que distillent les ministres en arrivant à la réunion. Le ministre slovaque des Finances, Petr Kažimír rajoute à l'angoisse en craignant sur twitter que « nous allons passer une longue nuit ensemble »... Deuxième étape : faire durer les discussions le plus longtemps possible, souvent toute la nuit. Ceci rajoute évidemment à la tension et à la menace d'un « échec ». Troisième étape : sortir avec un « résultat », un communiqué dont on souligne l'immense portée lors de la conférence de presse. Petr Kažimír, encore lui, twitte alors que « ce fut une naissance difficile, mais finalement tout est bien. » Une telle méthode assure alors quelques titres saluant le succès de la réunion et l'accord trouvé, reflet du soulagement des observateurs.

Le prix élevé de la confiance qui ne revient pas...

Concernant l'accord de ce mercredi 25 mai, pourtant, on serait bien en peine de suivre un tel enthousiasme. Certes, la Grèce a obtenu assez de fonds pour tenir jusqu'à fin octobre. Mais, compte tenu de l'effort fourni par le gouvernement grec qui a imposé à sa majorité deux plans d'austérité en une semaine pour un montant total de 5,6 milliards d'euros - soit 3,1% du PIB -, plan exigé par les créanciers, un refus eût été incompréhensible. Il aurait aussi provoqué une crise de liquidité dont personne ne voulait. Athènes a été récompensé de sa soumission à la logique austéritaire de l'Eurogroupe, mais il n'y a là que la poursuite de la politique en place depuis 2010. Il n'y a aucun changement de logique.

Comme on l'a précisé, le gouvernement grec n'est soulagé que pour quelques mois. Jeroen Dijsselbloem, le président de l'Eurogroupe, a certes prétendu que « le manque de confiance envers les gouvernements grecs commence à se résorber », mais il est loin d'être complet. La Grèce est plus que jamais un pays sous tutelle de ses créanciers. Elle devra réclamer de nouveaux fonds et donc de nouveau « faire ses preuves » auprès de l'Eurogroupe pour pouvoir faire face aux 12 milliards d'euros de remboursements qui l'attendent en 2017. Pour mesurer de la « confiance » prétendue de l'Eurogroupe, on se souviendra que la Grèce a dû adopter un processus de correction automatique de ses dépenses en cas de déviation de l'objectif d'excédent budgétaire primaire (hors service de la dette) des 3,5 % du PIB prévu en 2018. Du jamais vu.

La « confiance » envers la Grèce issue de cette réunion de l'Eurogroupe n'est en réalité que le reflet d'un effacement du rôle souverain du gouvernement grec à des niveaux inédits. C'est un approfondissement de la politique menée depuis 2010, laquelle a manifestement échoué. C'est donc une persévérance dans l'erreur. Pire : c'est le maintien de ce « chantage » à la confiance où Athènes n'en fait jamais assez qui est le moteur de la spirale infernale dans laquelle le pays est entré en 2010.

Repousser les problèmes à plus tard

Le soulagement apparent à l'issue de l'Eurogroupe sur une Grèce qui aurait à nouveau évité les risques d'une faillite sont donc injustifiées : non seulement, compte tenu de l'absence de moyen de pression d'Athènes, ce risque était imaginaire, mais surtout, le prix de ce « soulagement » est tel qu'il continue de rendre plus probable une « faillite » à l'avenir et qu'il place le gouvernement Tsipras face à une situation intérieure explosive. La bienveillance de l'Eurogroupe envers Athènes est donc un piège de plus pour le premier ministre. Un piège qui pourrait à terme rendre la situation grecque de nouveau délicate pour la zone euro. De fait, on s'est donc contenté de repousser les problèmes en réglant les détails les plus urgents.

Le duel entre le FMI et Berlin

Même logique sur la question de la dette. Sur ce sujet, le débat entre la zone euro et le FMI se jouait entre Wolfgang Schäuble, le ministre allemand des Finances, et Poul Thomsen, le chef du département européen du FMI. L'Allemand a des exigences contradictoires : embarquer le FMI dans le troisième programme grec et ne pas accepter de concessions majeures sur la dette. Or, le FMI a décidé d'en finir avec ses errements du passé et refuse de financer une dette insoutenable. Il demande une restructuration en profondeur, tout en acceptant le principe d'un simple « reprofilage » qui exclut un défaut nominal sur le stock de dettes. Lundi 23 mai, l'analyse du FMI avait effrayé le camp de Wolfgang Schäuble. L'entretien des deux hommes a sans doute constitué le point central de la réunion de mardi et mercredi. Mais son issue a été une trêve bancale consistant à gagner du temps, pour certains du moins.

Une promesse qui n'engage que ceux qui y croient

Les vraies discussions sur la restructuration de la dette grecque sont ainsi reportées à 2018, à la fin du présent programme. Beaucoup se sont réjouis en soulignant que l'Eurogroupe reconnaissait enfin la nécessité d'un reprofilage. Mais, en réalité, il n'en est rien. Cette promesse est plus vague encore que celle de décembre 2012, après la mise en place du deuxième mémorandum. A ce moment, l'Eurogroupe avait promis au gouvernement grec d'Antonis Samaras l'ouverture d'une discussion sur la restructuration de la dette si la Grèce parvenait à dégager un excédent primaire. Ce fut fait dès 2013 et pendant toute l'année 2014, Antonis Samaras s'est évertué à obtenir cette ouverture d'un dialogue sur la dette, en vain. L'Eurogroupe refusait toute discussion de ce type et pointait de nouvelles exigences de « réformes. » Cette fois, la promesse est encore plus vague, car la restructuration est promise « si nécessaire » seulement. Or, dans la pensée de plusieurs membres de l'Eurogroupe et de nombreux économistes, notamment allemands, la restructuration n'est pas nécessaire, seules les réformes le sont. C'est dire si la revue de la dette en 2018 n'est pas acquise. Et si Alexis Tsipras et le FMI ont été payés en monnaie de singe. De fait, l'accord évite l'essentiel : quels seront les conditions de cette restructuration ? Quels excédents seront réclamés après 2018 ? Y aura-t-il une conditionnalité future ? Ces questions seules permettent d'évaluer la qualité d'un "reprofilage."

Poursuite de la cavalerie financière

Du reste, lorsque, le 13 juillet 2015, Alexis Tsipras avait proclamé avoir accepté le troisième mémorandum contre l'ouverture de discussion sur la dette « à l'automne » : l'austérité se serait donc accompagnée d'un allègement futur du fardeau de la dette, apportant une utile compensation. Cette logique appartient désormais au passé. Le programme se fera sans certitude sur la dette et devient même une condition des discussions sur la dette. Ce qu'a obtenu Alexis Tsipras, c'est donc une austérité inconditionnelle. Austérité qui va alourdir encore le poids de la dette, non seulement en affaiblissant encore l'économie, mais aussi en obligeant le pays à s'endetter pour faire face à ses obligations et notamment au remboursement des prêts du Mécanisme européen de stabilité (MES). La Grèce doit rembourser d'ici à 2018 10 milliards au MES et pour cela, il s'endettera auprès... du MES. Bref, là encore, on poursuit la cavalerie financière habituelle sans en changer la logique.

La pression du calendrier allemand

Le seul but réel de cet accord trouvé à l'Eurogroupe était d'accorder la situation avec le calendrier électoral allemand. Angela Merkel va devoir faire face à une campagne difficile avant les élections fédérales de septembre 2017. Le parti d'extrême-droite Alternative für Deutschland (AfD) s'ancre dans le paysage politique allemand. Les derniers sondages publiés lui accordent entre 12 % et 15 % des intentions de vote, tandis que la CDU/CSU n'aurait qu'entre 30 % et 33 %. Une telle situation conduirait à un casse-tête pour la constitution d'une coalition, tandis que l'aile conservatrice de la CDU et de la CSU ne manqueraient pas de profiter de l'aubaine pour réclamer un rapprochement avec AfD et un changement de politique. La priorité de la chancelière consiste donc à éviter que la question de la dette grecque ne vienne rajouter en 2017 de l'eau au moulin d'AfD qui est née, rappelons-le, d'une opposition à la politique européenne d'Angela Merkel.

La solution idéale de la procrastination... pour l'Allemagne

D'où cette tentation de  la procrastination. Position qui ne déplaît pas à un Wolfgang Schäuble âgé de 73 ans et qui sera sans doute fort heureux de transmettre le dossier à un successeur après 2017. Ne rien faire jusqu'en 2018 et convaincre le FMI d'accepter ce délai était donc la solution idéale pour le gouvernement allemand. D'autant qu'on pouvait encore se prévaloir d'avoir imposé les « réformes » à Athènes. Encore une fois, comme en mai 2010, par exemple, les enjeux de politique intérieure allemande dominent, quel qu'en soit le prix pour la Grèce. Mais une telle solution est lourde de menaces. Dans la crise grecque, cette procrastination a toujours conduit à l'aggravation de la situation. On a vu les risques que porte cet accord sur l'avenir de la Grèce. Mais c'est la confirmation de la stratégie adoptée par l'Allemagne depuis 2010 : accumuler la poussière et traiter le problème plus tard. Or, c'est une stratégie qui encourage la cavalerie financière et le pourrissement de la situation.

"Nach dem Spiel ist vor dem Spiel"

Sepp Herberger, l'entraîneur de l'équipe d'Allemagne de football championne du monde controversée en 1954, avait dit un jour « après le match, c'est avant le match » (« Nach dem Spiel ist vor dem Spiel »). La formule est devenue proverbiale en Allemagne et elle est devenue le résumé de la crise grecque. Car vouloir laisser passer les élections de 2017 est illusoire. Après l'élection, c'est avant l'élection. D'autant que, en 2018, on votera dans trois Länder clés en Allemagne : la Basse-Saxe, la Hesse et la Bavière. Il y a donc des chances que la restructuration de la dette grecque soit encore renvoyée à plus tard à ce moment.

Déjà l'échec...

Du reste, l'ambiguïté de cet accord n'aura guère fait illusion. La presse anglo-saxonne de ce 26 mai doute de son utilité et le statut du FMI pourrait relancer la querelle interne aux créanciers rapidement. Poul Thomsen ne se contente pas des vagues promesses de l'Eurogroupe, il veut plus d'engagement sur la restructuration de 2018. Des garanties que l'Allemagne ne veut pas donner avant septembre 2017. La tension pourrait remonter rapidement. Déjà, Wolfgang Schäuble a prétendu que Poul Thomsen, lorsqu'il a prétendu demander plus de garanties, « devait être trop fatigué à ce moment-là ». Le duel entre le FMI et Berlin va donc se poursuivre. C'est donc dire si, plus que jamais, après l'accord à l'Eurogroupe, on est bien toujours avant l'accord à l'Eurogroupe.