L'austérité est-elle à l'origine de la croissance espagnole ?

Par Romaric Godin  |   |  1922  mots
La consommation est le premier moteur de l'économie espagnole.
La Banque d'Espagne a révisé à 2,8 % son objectif de croissance pour 2015. Le pays est devenu un exemple pour ceux qui plaident en faveur de "réformes structurelles." Mais la politique de Mariano Rajoy est-elle à l'origine de cette reprise vigoureuse ?

La croissance espagnole est devenue la coqueluche des observateurs économiques européens, en particulier en France. A juste titre, semble-t-il. Jeudi 26 mars, la Banque d'Espagne, la banque centrale du royaume a spectaculairement relevé ses prévisions de croissance du PIB de 2 % à 2,8 % pour 2015 et de 2.6 % à 2,7 % en 2016. En 2014, l'économie espagnole a progressé de 1,4 %. Tout semble aller pour le mieux outre-Pyrénées : l'investissement, la consommation et les exportations progressent. L'Espagne a, de nouveau, créé des emplois, près de 205.000 en 2014. Le taux de chômage est passé entre son plus-haut de 26,94 % au premier trimestre 2013 à 23,70% au dernier trimestre 2014. Même l'inflation sous-jacente (hors énergie, tabac et alimentation) montre des signes encourageants de redressement, puisque, depuis deux mois, elle est revenue en territoire positif en janvier et février à 0,2 %.

Inévitablement, le cas espagnol donne des arguments aux défenseurs des politiques de « réformes douloureuses qui paient plus tard. » La politique d'austérité initiée par le gouvernement socialiste en 2011 et approfondie durant les deux années suivantes par Mariano Rajoy auraient ainsi permis ce décollage espagnol. L'histoire a toute les apparences de la vraisemblance, mais la réalité est beaucoup plus complexe.

La reprise des exportations

Rappelons rapidement le but des « politiques d'ajustement » défendues par les autorités espagnoles. Il s'agissait de comprimer le plus possible la demande intérieure, notamment la consommation et la construction, afin de favoriser la compétitivité externe, principalement par une baisse des coûts. Le modèle de la reprise dans une économie traitée de cette manière est donc celle d'une croissance tirée par les exportations, lesquelles favorisent l'investissement, donc l'emploi et in fine la consommation. Or, qu'observe-t-on en Espagne ? Le coût du travail a reculé, selon Eurostat entre 2010 et 2014 de 5 %, tandis que la productivité augmentait d'autant. La compétitivité coût de l'Espagne s'est donc nettement améliorée et a mécaniquement favorisé les exportations qui ont progressé de 4,2 % en 2014 et sont attendues en hausse de 5,2 % cette année et de 5,8 % en 2016 par la Banque d'Espagne. Cette progression a favorisé une reprise de l'investissement, particulièrement en équipement, qui affiche de beaux rythmes de croissance (12,2 % en 2014, 9,1 % attendus en 2015). En trois ans, le niveau de ces investissements aura progressé de 19 %, ce qui permet d'effacer en partie la baisse de 24 % entre 2007-2012.

Un rythme de croissance des exportations historiquement faible

Mais il convient de prendre du recul. Le rythme de croissance des exportations espagnoles reste inférieur au rythme moyen des dix dernières années précédant la crise de 2007 (7,69 %). Les chiffres de 2014 et 2015 sont inférieurs à toutes les années de 1998 à 2007, sauf lors de la crise de 2001 à 2002. Alors même que l'on prétend que, durant ces années, l'Espagne a perdu sa compétitivité coût. Autrement dit, les sacrifices des espagnols ne leur auraient permis que de revenir en termes d'exportations à un point inférieur à celui d'avant 2007. La baisse des coûts a donc certes permis de « doper les exportations », mais ce dopage n'a pas permis de retrouver les niveaux de croissance d'avant crise. Le moteur des exportations est, en réalité, insuffisant.

Une contribution nette négative du commerce extérieur

Pour preuve, la contribution nette du commerce extérieur à la croissance a été négative en 2014 (de 0,8 point) et elle le sera encore, selon la Banque d'Espagne en 2015 (de 0,2 point). La croissance espagnole n'est pas tirée par les exportations. Autre preuve : la production industrielle profite peu de cette hausse des exportations. Elle a progressé de 1,5 % en 2014 (2,3 % dans le seul secteur manufacturier), mais reste inférieure de 9,4 % au niveau de 2010. La raison en est simple : les investissements espagnols alimentent les importations plutôt que l'industrie locale, ce qui réduit la contribution des exportations à la croissance. Du coup, la reprise des investissements apparaît surtout comme un phénomène de rattrapage et devrait, progressivement, ralentir, malgré le maintien de la croissance des exportations. La Banque d'Espagne reste très positive pour 2015 (+9,1 % pour les équipements en 2015 contre 12,2 % en 2014), mais d'autres, comme les économistes de Bank of America Merrill Lynch prévoient une chute plus spectaculaire (à 6,5 %). L'effet d'entraînement reste donc problématique. Enfin, les chiffres sont sans équivoque : la croissance espagnole est avant tout tirée par la consommation des ménages. Et celle-ci alimente aussi les importations. Résultat : avec la croissance, l'excédent courant espagnol s'est détérioré. Il était de 15 milliards d'euros en cumulé en 2013, il n'a été que de 1,2 milliard en 2014... Ceci ne ressemble pas à une économie profitant à plein des gains de compétitivité réalisés durant l'austérité.

La baisse relative du chômage

La croissance espagnole repose donc sur la vigueur inattendue de la consommation des ménages. Cette dernière a cru de 2,4 %, elle devrait encore progresser de 3,3 % cette année selon la Banque d'Espagne. Et, le moins que l'on puisse dire, c'est que la politique d'austérité n'est pas réellement à la source de cette dynamique. Certes, le recul du chômage a sans doute joué. Mais il convient de ne pas exagérer son impact. D'abord, parce que le niveau du chômage reste considérable et sans doute trop haut pour qu'une baisse de 27 % à 23 % du taux de chômage assure une telle reprise de la consommation. Ensuite, parce que cette baisse du taux de chômage s'explique aussi par l'émigration des Espagnols. On constate ainsi 205.000 créations d'emplois en 2014 et une baisse du nombre de chômeurs de plus de 441.000 personnes. Ensuite, avec la réforme du marché du travail, la majorité des emplois créés sont des emplois à temps partiel. De fin 2012 à fin 2014, la proportion d'emplois temporaires est passée de 22,8 % à 24,2 %. L'emploi temporaire a cru de 5,3 %, l'emploi permanent de 0,4 % sur la seule année 2014. Là encore, il n'est pas certain que ces emplois permettent une telle poussée de la consommation.

L'arrêt de l'austérité

La croissance de la consommation des ménages s'explique bien davantage par deux autres éléments. Le premier, c'est l'arrêt de la politique d'austérité du gouvernement espagnol à l'approche des élections du 20 novembre qui promettent d'être difficiles pour lui. Le gouvernement a ainsi rétabli une prime de Noël pour les employés de la fonction publique en 2014 qui avait été supprimée en 2015. Il a annoncé l'embauche de nouveaux fonctionnaires et il a mis en place une réforme visant à réduire l'impôt sur le revenu sans la couvrir par des baisses de dépenses. Rappelons que le déficit public espagnol a été de 5,7 % du PIB l'an passé (contre 5,5 % attendu) et est prévu à 4,5 % du PIB cette année. Il est donc supérieur au déficit français et sa réduction s'explique d'abord par la croissance. Logiquement, cette politique a redonné confiance aux ménages qui ont vu s'éloigner le spectre de nouvelles coupes. D'autant que la crise de la dette s'est éloignée de l'Espagne principalement par l'action de la BCE et que Mariano Rajoy a peu de chance de demeurer seul au pouvoir après le 20 novembre.

L'effet de la baisse des prix

Les ménages ont donc puisé dans l'épargne qu'ils avaient considérablement augmentée au plus fort de la crise pour « rattraper » une grande partie des dépenses repoussées en 2010-2013. La poussée a été d'autant plus forte que la baisse des prix a permis de réduire l'impact de la baisse des salaires et des embauches en travail temporaire. Les ménages espagnols sont particulièrement sensibles à la baisse des prix de l'essence et de l'énergie. Les économies réalisées sur ces postes sont allées alimenter les autres dépenses de consommation. Rappelons que, en Espagne, les prix à la consommation sont en recul depuis juillet 2014. Ils baissaient de 1,1 % en février sur un an.

Le PIB nominal en baisse

Au final, un tableau précis de l'économie espagnole amène à relativiser largement les cris de victoire des tenants de l'austérité. La reprise espagnole est menée principalement par la consommation et s'il y a bien croissance des exportations, son impact sur l'économie nationale est faible, voire nul. L'effet de la déflation, une des plus fortes de la zone euro en dehors de la Grèce et de Chypre est considérable sur la croissance. Au dernier trimestre 2014, le PIB nominal espagnol a ainsi reculé de 0,6 % alors qu'il progressait en termes corrigés et constant de 0,7 %. Les immenses sacrifices des Espagnols n'ont pas été couronnés des succès qu'on leur avait promis. Comme souvent, l'austérité n'a guère réglé les principaux problèmes de l'économie espagnole comme celui de la faiblesse de la recherche et développement. Elle en a, en revanche, laissé d'autres, considérables et qui risquent de peser longtemps sur le potentiel de croissance.

Dette et chômage persistants

Le premier, c'est la dette publique. Très faible avant la crise (elle était de 36,1 % du PIB en 2008), elle devrait atteindre 97 % du PIB cette année. Le poids de cette dette risque de demeurer un poids fort lourd à porter pour les finances publiques espagnoles à long terme. L'autre problème est celui du chômage. Les cris de joie de voir le taux de chômage reculer jusqu'à 20 % en 2016 ne doivent pas dissimuler cette dure réalité : selon l'OCDE, le taux de chômage d'équilibre (le fameux NAIRU, Non accelerating inflation rate of unemployment, taux de chômage ne faisant pas accélérer l'inflation), se situe à... 18,9 %. Et ce taux ne permet pas d'apprécier la hausse de la précarité subie. Bank of America Merrill Lynch souligne que 60 % de ceux qui ont un travail à temps partiel voudraient travailler davantage. Difficile ici de parler réellement de « miracle » espagnol. « La croissance espagnole est inégalitaire », prévient ainsi ces mêmes économistes de Bank of America Merrill Lynch qui en déduisent que « cela prendra longtemps avant que la population ne ressente réellement la reprise » et donc que « la croissance ne devrait pas être une source majeure de renversement de tendance concernant la baisse du soutien du gouvernement. » Mariano Rajoy en a fait l'amère expérience le 22 mars en Andalousie.

Globalement, malgré la croissance, le niveau du PIB espagnol était, fin 2014, 4,2 % en deçà du niveau de 2008. C'est seulement en 2017, si la Banque d'Espagne ne se trompe pas qu'il retrouvera son niveau de neuf ans auparavant. Voilà qui relativise un succès qui est loin d'être palpable en termes de PIB par habitant puisqu'en 2014, il était revenu à son niveau de 2001...

Les défis à moyen terme

A moyen terme, le fort endettement des ménages (près de 80 % du PIB, alors que celui de la zone euro se maintient autour de 55 % du PIB) dans un contexte de chômage toujours fort et de taux d'épargne en baisse peut compromettre la croissance. D'autant qu'une remontée de l'inflation sera difficile pour des ménages qui connaissent une faible hausse de leurs salaires nominaux. Or, l'Espagne ne peut se permettre une remontée des salaires dans la mesure où, on l'a vu, la baisse des coûts n'a pas permis une croissance suffisante des exportations. A moins de monter en gamme, notamment en développant l'innovation et l'éducation. Mais on ne voit guère de changement majeur dans ce domaine pour le moment. Décidément, l'économie espagnole est encore loin d'être « rééquilibrée. »

 La plupart des statistiques utilisées sont disponibles dans le bulletin économique de la Banque d'Espagne