La difficile mue d'une « Europe marché » vers une « Europe puissance »

Par Marc Endeweld  |   |  1005  mots
(Crédits : Francois Lenoir)
POLITISCOPE. Alors que cette semaine on a appris la mort de Jacques Delors et de Wolfgang Schäuble, deux figures d'une construction européenne fondée sur le marché et la rigueur, le rêve d'une « Europe puissance » et d'une « Europe à la carte » a percuté de nouveau la dure réalité. Divisés sur l'énergie et la défense, les 27 sont à la croisée des chemin avec un nouvel élargissement à l'Est à l'horizon, alors que sept Etats sont officiellement candidats à l'adhésion à l'UE : la Turquie, le Monténégro, la Serbie, l'Albanie, la Macédoine du Nord et, depuis le 23 juin 2022, l'Ukraine et la Moldavie.

Dès son arrivée au pouvoir en 2017, Emmanuel Macron avait mené la bataille pour imposer l'idée d'une « Europe puissance » parmi les États membres de l'Union Européenne. Une idée à la fois ancienne et nouvelle. Une idée initialement au cœur du projet européen, mais qui avait fini par être abandonnée, d'abord par Jean Monnet et Robert Schuman. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, c'est en effet la politique des « petits pas » qui a prévalu pour échafauder la construction européenne. Un européen convaincu comme Michel Rocard s'était découragé à la fin de sa vie en considérant que « l'Europe politique est morte ». Finalement, pour l'ancien Premier ministre de François Mitterrand, seule une Europe des droits était réaliste. C'est dire si les prises de position d'Emmanuel Macron en 2017 détonnaient tant dans le débat parisien que bruxellois.

Depuis, l'Histoire a rattrapé l'Union Européenne : crise sanitaire du covid, tensions internationales entre les deux grands que sont les États-Unis et la Chine, guerre de la Russie contre l'Ukraine, enfin, crise de l'énergie. Alors que cette semaine on a appris la mort de Jacques Delors et de Wolfgang Schäuble, deux figures d'une construction européenne du marché et de la rigueur, les défis auxquels sont aujourd'hui confrontés l'UE sont immenses et nécessiteraient une remise à plat majeure de ladite construction européenne.

Il y a tout juste quinze ans, en décembre 2008, en pleine crise financière internationale, Jacques Delors avait d'ailleurs donné à ce sujet une interview éclairante à La Tribune : « Je pense que les historiens diront que le grand succès de l'Europe, ce furent les élargissements successifs. Imaginez que nous ayons fermé nos portes aux démocraties qui renaissaient en Espagne, au Portugal et en Grèce et aux pays qui sortaient de la nuit du communisme... », déclarait alors l'ancien président de la Commission Européenne. Et pourtant, il ajoutait : « On a fait l'élargissement, on aurait dû donner plus de place à l'approfondissement. Mais pour ce faire, il fallait accepter une idée qui n'a jamais rencontré beaucoup de défenseurs : celle de la différenciation. » Ah, voilà l'idée d'une « Europe à la carte » si chère à la France. Cette position ne fut guère entendue par les autres États membres.

Dans cette même interview, Delors proposait une « communauté de l'énergie qui nous aurait permis d'avoir plus de coopération et d'intégration à l'intérieur », tout en souhaitant « une attitude commune vis-à-vis de l'extérieur ». Précurseur, il soulignait : « En tant qu'Européen, je souffre de voir chacun jouer les quémandeurs auprès de Poutine et Medvedev. Mais avancer à 27 dans des domaines audacieux, franchement, ce n'est pas possible, ce n'est pas réaliste. »

Justement, ce rêve d'une « Europe puissance » et d'une « Europe à la carte » a percuté de nouveau ces dernières semaines la dure réalité. Divisés tant sur le front énergétique, géopolitique que militaire, les Européens sont aujourd'hui particulièrement mal à l'aise vis-à-vis de l'Ukraine qui avait effectué, dès février 2022, une demande officielle d'adhésion à l'UE. Si le Conseil européen a fini en cette fin d'année par soutenir cette démarche en ouvrant finalement les négociations d'adhésion, c'est parce que Viktor Orban, le Premier ministre hongrois, opposé à un tel projet, est sorti de la salle au moment du vote, évitant de mettre son veto à la décision soutenue par les vingt-six autres chefs d'Etat et de gouvernement européens. Il a en revanche bloqué l'adoption d'un soutien financier à Kiev de 50 milliards d'euros d'ici à 2027.

Résultat, si cette ouverture des négociations est symbolique, elle est encore semée d'embûches car toutes les prochaines décisions devront être prises à l'unanimité. Rappelons qu'actuellement, sept États sont officiellement candidats à l'adhésion à l'UE : la Turquie, le Monténégro, la Serbie, l'Albanie, la Macédoine du Nord et, depuis le 23 juin 2022, l'Ukraine et la Moldavie.

Mais au-delà de cette question d'un nouvel élargissement à l'Est (et de toutes ses implications vis-à-vis notamment de la Russie), les Européens sont apparus ces derniers mois divisés sur le front de l'industrie de la Défense. Plus que jamais, la plupart des États membres avancent sans concertation, et en achetant toujours plus d'armement auprès des États-Unis, au moment même où l'administration Biden commence à faire comprendre à l'Europe qu'il serait bon d'augmenter sa participation au budget de l'OTAN. Mais comme Delors l'avait exposé il y a quinze ans, c'est aussi sur le front de l'énergie que les Européens restent profondément divisés et d'une manière durable.

Ainsi, c'est aussi sur le front de la politique économique européenne qu'il reste un très long chemin à parcourir, notamment pour concrétiser l'idée chère à Emmanuel Macron d'une « souveraineté européenne ». Si en apparence les discours portés à Bruxelles sur l'industrie européenne ont changé, les chantiers à mener dans ce domaine restent immenses. La remontée des taux et de l'inflation pourrait amener certains à revenir à une politique budgétaire contraignante telle que Wolfgang Schäuble, l'ancien ministre des finances allemand et héraut de l'ordolibéralisme, l'avait imposée à l'Europe entière après 2010, et en particulier à la Grèce.

Or, les États-Unis ont démontré avec l'IRA (Inflation Reduction Act) qu'une ré-industrialisation massive nécessite un soutien public massif et des dispositifs protectionnistes. Là encore, Emmanuel Macron avait tenté de convaincre ses partenaires européens après la crise du Covid. En décembre 2021, le président français avait ainsi proposé de « repenser le cadre budgétaire » européen des accords de Maastricht, et « acter le besoin d'investissements nouveaux ». À l'époque, il prévenait par ces mots forts : « On veut une Europe qui crée des emplois. Si c'est l'Europe du chômage, ce sera l'Europe de la guerre » Certes, quelques progrès ont été accomplis dans le domaine, mais l'urgence impose de renverser davantage la table.

Marc Endeweld