
C'était mardi dernier dans la salle mythique de la Mutualité dans le Vème arrondissement de Paris. Le groupe Alpha, célèbre cabinet de conseil dans les relations sociales et les conditions de travail, fondé dirigé par Pierre Ferracci, y fêtait ses 40 ans. Pour l'occasion, plusieurs débats étaient organisés, notamment un sur l'industrie et les enjeux sociaux et écologiques. Invité d'honneur, Roland Lescure, le ministre délégué chargé de l'industrie, se réjouit en préambule de « la fin du mythe du fabless », cette mode des années 1990 des entreprises sans usines. Et de rappeler ensuite les conséquences dramatiques de cette désindustrialisation pour la cohésion nationale : « On n'est pas tous égaux face à l'industrie. La désindustrialisation de ces quarante dernières années a touché des territoires où il n'y avait pas d'alternatives. » Manifestement, cinq ans après le surgissement de la colère, la France des Gilets jaunes est plus que jamais dans les têtes, notamment au gouvernement où l'on regarde ces derniers mois comme l'huile sur le feu les indicateurs de consommation et d'inflation.
Très vite pourtant, Roland Lescure multiplie les motifs de satisfaction concernant l'objet de son portefeuille ministériel : il souligne ainsi qu'on compte dans le pays 300 usines de plus depuis cinq ans, et que près de 100.000 emplois industriels ont été créés. Bref, que la spirale du déclin a été enrayée. Le ministre se félicite aussi de l'ouverture d'une gigafactory de panneaux solaires à Sarreguemines. Et il n'oublie pas d'associer l'industrie au nouveau mantra environnemental : « On doit faire de la révolution écologique une révolution industrielle. Les mentalités sont en train de changer », assure-t-il, avant d'expliquer qu'il est encore nécessaire de travailler davantage sur les normes, c'est-à-dire en intégrant notamment dans les marchés publics la question du bilan carbone. Le ministre se tourne alors vers le reste des invités : « L'État est prêt à investir mais il faut trouver du capital ».
À ces mots, Pierre Ferracci profite de la présence du ministre pour mettre en avant une question sous-estimée selon lui dans le cadre des réflexions sur la réindustrialisation, celle de l'Union Européenne : « je suis un européen convaincu, mais cette Europe-là, elle déstabilise tout le monde ». Et d'évoquer les pressions de Bruxelles sur le fret ferroviaire ou l'industrie automobile, et de rappeler qu'un peu partout en France, des fonderies disparaissent, encore très récemment. « On a accéléré la fin du modèle thermique de 2040 à 2035, on ouvre la porte aux États-Unis et au Chinois qui subventionnent massivement ce secteur. Ce n'est pas possible, on ne va pas pouvoir résister comme ça ». Des paroles qui rappellent celles de Carlos Tavares, le patron de Stellantis. « Le problème européen est à traiter avec beaucoup plus de force », martèle Ferracci en se tournant vers Lescure. Ajoutant : « La focalisation des aides sur les bas salaires a tué l'industrie et les activités à forte valeur ajoutée ».
C'est ensuite au tour de Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, de s'exprimer. Et celle-ci casse l'ambiance en rappelant la destruction de 1 million d'emplois industriels en moins de 20 ans : « Concernant l'industrie, la France est à la 26e place sur 27 pays européens ». La leader syndicale pointe ensuite la « solidarité insuffisante des filières industrielles », avec des donneurs d'ordres, parmi les grands groupes, qui ne s'engagent pas suffisamment vis-à-vis des sous-traitants.
Présent également à la table ronde, Augustin de Romanet, patron d'ADP, fait référence à l'histoire pour expliquer le manque d'industries en France, et souligne qu'en ce qui concerne les ETI, seulement 700 d'entre-elles sont dans le secteur industriel... De son côté, Alexandre Saubot, président de France Industrie estime toutefois que l'état d'esprit général a largement évolué ces dix dernières années, en citant le rapport Gallois, « qui a servi d'électrochoc » et qui a permis de « mettre des sujets sur la table qu'on mettait avant sous le tapis », et en rendant hommage au CICE ainsi qu'au pacte de responsabilité, deux réformes mises en place sous le quinquennat de François Hollande.
Répondant à Ferracci sur l'Europe, Roland Lescure, après avoir vanté le bilan du gouvernement en la matière, admet qu'il faudrait « introduire dans les règles de concurrence des règles sociales et environnementales ». Le temps presse... et Sophie Binet décide d'ailleurs de mettre les pieds dans le plat en expliquant : « La France est un pays de rentiers, le souci ce n'est pas le coût du travail, c'est le coût du capital ». À ses mots, François Asselin, président de la CPME, comme Alexandre Saubot s'époumonent, et rappellent le faible niveau des dividendes en France lorsqu'on prend en considération l'ensemble des entreprises françaises et pas uniquement les grands groupes du CAC 40. Mais Binet ne se démonte pas, et assène : « Il faut arrêter d'avoir une politique industrielle indexée sur les grands groupes », ces « donneurs d'ordre qui se défaussent de leur responsabilité, alors qu'ils sont biberonnés » d'aides publiques. Et de dénoncer les « 200 milliards d'aides publiques sans contrepartie ». Forcément, dans une salle acquise au mieux-disant social, la patronne de la CGT se fait chaudement applaudir. Et avant de partir à un autre rendez-vous, le ministre Roland Lescure a tout juste le temps de rappeler la nécessité que tout le monde se retrousse les manches pour atteindre les objectifs : « On ne va vraiment pas être d'accord. Il faut qu'on se batte ensemble sur cette grande cause nationale de la réindustrialisation ». Décidément, pour l'industrie française, malgré les signes encourageants, il y a encore du boulot !
Marc Endeweld.