Pourquoi la grogne sociale touche la Belgique

Par Romaric Godin  |   |  1390  mots
Les trains restaient à l'arrêt suite à une grève ce vendredi 9 octobre à Bruxelles.
Après une grande manifestation mercredi contre la politique du gouvernement, les trains belges sont, ce vendredi, à l'arrêt. L'austérité du gouvernement de Charles Michel est très mal accueillie dans le pays.

Deux jours après une manifestation qui a réuni entre 80.000 et 100.000 personnes à Bruxelles, la Belgique connaît une journée de grève ferroviaire. Et dans le plat pays, ces actions sont sérieuses : le mot d'ordre a été très suivi et certains grévistes ont installé des piquets de grève sur les voies pour s'assurer de la suspension du trafic. Ce vendredi 9 octobre au matin, plus aucun train ne pouvait ainsi entrer ou sortir de la capitale fédérale belge. Les Thalys venant de Paris ont été supprimés et les Eurostar ne vont pas plus loin que la gare de Lille. Et ce ne pourrait être qu'un début, le syndicat FGTB a annoncé la poursuite d'actions locales dans les prochains jours.

Grogne sociale endémique

Cette grogne sociale est endémique en Belgique depuis la prestation de serment voici un an du gouvernement de Charles Michel, un gouvernement qui, pour la première fois depuis 25 ans, ne comprend aucun membre d'un des deux partis socialistes du pays et qui est donc franchement ancré à droite. En novembre 2014 et en avril 2015, des mouvements de protestation avaient ainsi déjà secoué le pays. Entre la manifestation du 8 novembre 2014 et celle de ce 6 octobre 2015, la Belgique aura connu ses conflits syndicaux les plus intenses de ces trente dernières années.

A l'origine de cette grogne, il y a évidemment la politique gouvernementale de la coalition dite « suédoise » (du nom de la couleur des partis correspondant à celles du drapeau du royaume nordique) regroupant les libéraux flamands et wallons, les chrétiens-démocrates flamands et les autonomistes flamands de la N-VA. Ce gouvernement s'est donné pour ambition de redresser la compétitivité du pays en pratiquant des « réformes structurelles. »

Un pays qui se porte plutôt bien économiquement

Pourtant, la Belgique ne va pas si mal. En 2014, elle a affiché une croissance de 1,3 % de son PIB, soit seulement 0,3 point de moins que l'Allemagne et 1,1 point de plus que la France. Si l'on observe l'évolution depuis 2010, la richesse belge a cru de 3,3 %. C'est, certes, moins que l'Allemagne (+ 6,1 %) et l'Autriche (+4,1 %), mais davantage que la France (3,1 %), les Pays-Bas (1,1 %), l'Italie (-4,3 %) ou la Finlande (-0,4 %). La Belgique ne semble donc pas en péril, d'autant moins que sa compétitivité demeure solide. Selon Eurostat, en 2014, son taux de change effectif réel a reculé de 0,5 % sur trois ans contre -0,3 % pour l'Allemagne. Sa productivité du travail est, du reste, une des plus dynamiques de la zone euro. En 2014, elle a cru, toujours selon Eurostat de 1 % contre une hausse de 0,7 % en Allemagne et un recul de 0,1 % en France. Mais ceci ne semble pas suffisant pour les chefs d'entreprise belges qui réclament donc de « nouvelles réformes. » Et ils ont été entendus par le gouvernement belge.

Les réformes du gouvernement

C'est donc le programme auquel s'est attelé le gouvernement de Charles Michel. Au printemps, un « saut d'index » de 2 % a été mis en place. La Belgique est un des rares pays de la zone euro à avoir conservé une indexation automatique des salaires, des pensions et des allocations sociales sur l'inflation. Depuis avril, cette indexation est gelée jusqu'à une inflation de 2 %. Dans l'immédiat, il n'y a pas de conséquence puisque l'inflation est faible, mais les syndicats y voient le premier pas vers une remise en cause de l'indexation. En juillet, le gouvernement a mis en place le report de l'âge légal de départ à la retraite de 65 ans aujourd'hui à 66 ans en 2020 et 67 ans en 2030.

Le « tax shift »

Mais le cœur de la politique du gouvernement, c'est ce qu'on appelle outre-Quiévrain le « tax shift », autrement dit la baisse de l'imposition du travail contre une taxation de la consommation et du capital et des baisses de dépenses publiques. Charles Michel a présenté en juillet un programme ambitieux de 7 milliards d'euros. Il prévoit la baisse de 33 à 25 % des cotisations sociales et une augmentation de 100 euros des revenus des bas et moyens salaires. Le financement se fera par des économies sur la sécurité sociales et l'administration, mais aussi par un relèvement de la TVA sur l'électricité de 6 à 21 % et une hausse de la taxation sur les plus-values immobilières. Selon les calculs de l'institut syndical CNE, les nouvelles mesures de ce programme concernent à 54 % les entreprises et sont financées à 53 % par le citoyen belge. Le capital ne contribuera qu'à 9 % de l'effort, dans un pays où il est déjà fort épargné par l'impôt.

Ce « tax shift » a beaucoup déçu les syndicats qui y ont vu un tour de passe-passe pour les plus fragiles (l'augmentation de 100 euros du salaire sera en partie avalée par la hausse de la TVA sur l'électricité). La principale déception est venue du syndicat chrétien-démocrate CSC. Comme le souligne le quotidien liégeois La Libre Belgique, « on misait beaucoup à la CSC sur le tax shift pour rééquilibrer quelque peu la barque, pour faire contribuer davantage le capital à l'effort de guerre pour améliorer la justice fiscale. Les espoirs ont été déçus. » Le CSC, traditionnellement peu favorable à la confrontation, a alors rejoint le camp de la protestation.

Reste à savoir comment la situation va évoluer. Face à un gouvernement qui va demeurer ferme, les syndicats seront sans doute tentés de porter le combat sur le terrain des entreprises. Le conflit à la SNCB, la SNCF belge, en est un premier exemple. Pour le moment, cependant, le front syndical reste très fragile et il n'y a pas réellement d'unité d'action. Mais la fermeté gouvernementale et le mécontentement social pourrait pallier à cette absence d'unité. Surtout, cette action sociale pourrait redistribuer les cartes au niveau politique.

Vers une alternative politique à gauche ?

La formation d'un gouvernement de droite, très flamand mais dirigé par un francophone, était le premier signe que la politique belge commençait à se restructurer davantage autour d'une fracture gauche/droite qu'autour de la traditionnelle fracture linguistique. C'était toute la stratégie de Charles Michel : axer son action sur un programme davantage que sur des compromis entre communautés. Le mouvement social a encore accru ce phénomène, incarné par la poussée du Parti du Travail Belge (PTB), parti de la gauche radicale, qui a obtenu en 2014 deux sièges à la chambre et qui s'est présenté comme l'adversaire déterminé de de la politique d'austérité du gouvernement Michel. Son émergence a contraint le Parti socialiste wallon (PS) de l'ancien premier ministre Elio di Rupio à emboîter le pas : plusieurs responsables PS ont manifesté mercredi à Bruxelles.

Le PS semble désormais vouloir représenter une alternative à gauche et Elio di Rupio a évoqué ce vendredi dans une interview une coalition alternative à celle de Charles Michel avec l'appui des Chrétiens-démocrates et des Socialistes des deux communautés linguistiques, mais aussi des écologistes et du PTB. C'est la première fois que le dirigeant socialiste évoque la possibilité d'une alliance avec le PTB. On comprend pourquoi : en Wallonie, dans le dernier sondage paru jeudi, le PTB obtient 8,5 % d'intentions de vote contre 5,5 % en 2014, tandis que le PS est à 26 %, soit 6 points de moins qu'en 2014.

L'extrême-droite en forte hausse en Flandres

Le député PTB Raoul Hedebouw, sans fermer la porte et en identifiant des « points communs » entre les deux partis, a néanmoins refusé d'aller plus avant en dénonçant la politique que le PS mène en région wallonne, où il est aux affaires (et qui explique son recul). « Quand on supprime des bus à Liège, on peut appeler cela austérité ou rigueur, le résultat est le même », a-t-il indiqué. Le PTB souhaite bien conserver son statut d'opposant à l'austérité dans un pays inquiet par la politique de Charles Michel. Le dernier sondage en a apporté la preuve. Le MR libéral de Charles Michel recule également fortement en Wallonie et à Bruxelles, tandis qu'en Flandre, la N-VA, jusqu'ici en forte progression, accuse un recul de 3,5 points par rapport à 2014 à 28,8 % d'intention de vote. En revanche, l'extrême-droite flamingante Vlaams Belang, alliée du FN français, redresse nettement la tête avec 10,4 % d'intentions de vote (contre 5,8 % en 2014). Le danger est donc que l'opposition droite-gauche qui émerge relance, au final, la surenchère flamande et la querelle linguistique. Comme ailleurs, l'austérité fragilise le paysage politique belge.