Et si l’introduction en Bourse freinait l'innovation des start-up ?

Par Christine Lejoux  |   |  864  mots
« Les marchés regardent la croissance trimestrielle (du chiffre d’affaires et des bénéfices), alors que l’innovation est un processus de long terme », déplore Shai Bernstein, professur de finance à la Stanford Graduate School of Business. REUTERS.
L’année 2014 s’annonce comme un record depuis 2010, sur le front des introductions en Bourse. Les jeunes entreprises innovantes de la high-tech mènent la danse. Mais s’introduire en Bourse ferait chuter de 40% la capacité d’innovation des start-up, selon un professeur de Stanford.

Une consécration, un aboutissement, un rêve... Pour nombre de start-up, une introduction en Bourse, c'est tout cela. Résultat,

"nous assistons actuellement à une vague d'introductions en Bourse de jeunes sociétés innovantes, dans les secteurs de la technologie, de la santé et de l'énergie. Ce mouvement, qui a débuté aux Etats-Unis, s'observe à présent sur d'autres marchés, à mesure que ces derniers sortent de la récession",

indique le cabinet EY (ex-Ernst & Young), dans une étude publiée le 29 septembre.

Étude selon laquelle 2014 pourrait bien être la meilleure année depuis 2010, sur le front des introductions en Bourse, avec 186 milliards de dollars de capitaux levés sur les neuf premiers mois, dans le monde. Un montant dont près du quart (23%) provient du seul secteur de la technologie, tiré par les 25 milliards de dollars levés par le géant chinois du commerce électronique Alibaba, un record historique.

 40.000 brevets de 2.000 start-up passés au tamis

 Mais les jeunes pousses innovantes ont-elles réellement intérêt à s'introduire en Bourse ? Certes, elles trouveront sur les marchés des financements très conséquents, ainsi qu'un surcroît de notoriété non négligeable. Le hic, c'est qu'une introduction en Bourse tend à freiner considérablement la capacité d'innovation d'une start-up, d'après une récente étude réalisée par Shai Bernstein, professeur de finance à la Stanford Graduate School of Business, l'école de commerce de l'université de Stanford, en Californie.

 Pour parvenir à cette conclusion, Shai Bernstein a étudié les 40.000 brevets de 2.000 jeunes entreprises innovantes, qui avaient toutes souhaité s'introduire en Bourse entre 1985 et 2003. Certaines ont franchi le pas, d'autres non. Bernstein s'est donc livré à des comparaisons entre les jeunes pousses qui sont entrées en Bourse et celles qui sont restées non cotées. En prenant soin, à chaque fois, de comparer des sociétés opérant dans le même secteur d'activité, de taille identique, d'âge semblable et investissant de façon équivalente en recherche et développement (R&D).

 Des chercheurs-millionnaires qui veulent voler de leurs propres ailes

 Il ressort de cette étude que la qualité moyenne des brevets des start-up cotées - mesurée par la fréquence de leurs citations dans d'autres brevets, indicateur clé du caractère "disruptif" d'une innovation - a chuté de 40%, en moyenne, au cours des cinq années qui ont suivi l'introduction en Bourse. Alors que cette fréquence des citations de brevets est demeurée stable chez les jeunes entreprises qui avaient finalement choisi de ne pas se faire coter.

"Parallèlement, le nombre de brevets déposés (par les start-up entrées en Bourse) n'a pas diminué. Ces résultats suggèrent donc que s'introduire en Bourse conduit les sociétés à réorienter leurs investissements en R&D vers des projets plus conventionnels",

analyse Shai Bernstein.

 Mais pourquoi ce freinage des quatre fers en matière d'innovation, alors même qu'une introduction en Bourse apporte aux start-up de quoi investir davantage en R&D? D'abord, parce que cet argent levé va faire des millionnaires, parmi les têtes chercheuses de la jeune pousse. De quoi inciter certains petits génies à prendre une retraite anticipée ou à monter leur propre société. Cette dernière éventualité est d'autant plus tentante qu'une fois la start-up cotée en Bourse, ses inventeurs devront partager les fruits de leurs futures découvertes avec la myriade d'investisseurs figurant désormais au capital. De fait, l'enquête réalisée par Shai Bernstein montre que le nombre des Géo Trouvetou désireux de se mettre à leur compte est 18% plus élevé au sein des start-up qui ont choisi d'entrer en Bourse que dans les jeunes entreprises ayant décidé de rester en dehors des marchés financiers.

 La dictature du court terme sur les marchés financiers

 Si les start-up cotées voient leur capacité d'innovation diminuer, c'est également parce qu'elles doivent composer avec des actionnaires qui ont des impératifs de retour sur investissement à court terme. "Les marchés regardent la croissance trimestrielle (du chiffre d'affaires et des bénéfices), alors que l'innovation est un processus de long terme", déplore Shai Bernstein. Ce qu'exigent aussi les investisseurs en Bourse, c'est de comprendre aisément les projets de l'entreprise. Pas question, donc, de leur exposer des idées trop ambitieuses ou originales, au risque de voir le cours de Bourse s'effondrer dans la foulée. Difficile, dans ces conditions, de se montrer très innovant.

Enfin, qui dit introduction en Bourse, dit capitaux supplémentaires, et donc, acquisitions. Toujours d'après l'étude de Shai Bernstein, les deux tiers des jeunes entreprises entrées en Bourse ont réalisé au moins une acquisition après leur IPO (initial public offering), contre 20% seulement pour les start-up non cotées. Résultat, cinq ans après leurs premiers pas sur le marché, le tiers de leur portefeuille de brevets est constitué de découvertes provenant de jeunes pousses rachetées. Ce faisant, les start-up cotées en Bourse ne sont (presque) plus que des sous-traitantes de l'innovation. Introduction en Bourse serait donc synonyme d'embourgeoisement, en somme.