Fin du cash : pourquoi les banques centrales travaillent aux monnaies numériques d'Etat

Par Delphine Cuny  |   |  1317  mots
L'Uruguay a testé pendant six mois jusqu'en avril dernier une version digitale de sa monnaie, l'e-peso à dépenser depuis une application mobile dédiée. L'heure est désormais au bilan. (Crédits : BCU)
La directrice générale du FMI, Christine Lagarde, a invité les États à embrasser les idées nouvelles comme une version électronique du cash, à la Bitcoin. Selon une enquête de la BRI, 69% des 80 banques centrales sondées travaillent à un projet de monnaie digitale, utilisant la technologie de registre distribué. L’Uruguay a lancé une expérimentation, la Suède s’y prépare.

« Il me semblerait imprudent de ne pas prendre les monnaies virtuelles au sérieux » avait estimé en septembre 2017 Christine Lagarde. Un an plus tard, alors que la bulle de spéculation entourant le Bitcoin et les autres crypto-monnaies a largement dégonflé, la directrice générale du Fonds monétaire international (FMI) a persisté dans sa vision à plus long terme, en livrant un « plaidoyer pour des monnaies numériques émises par les banques centrales ». Elle ne recommande pas aux États de passer au Bitcoin mais d'embrasser « le changement et les idées nouvelles. »

Lors d'un discours prononcé jeudi 14 novembre à Singapour, où elle assistait au Fintech Festival, la patronne du FMI a souligné « la nature changeante de la monnaie » à travers les âges, depuis l'invention du papier monnaie au IXe siècle.

« Quel sera le rôle de l'argent liquide dans ce monde numérique ? » s'est-elle interrogée, ajoutant : « Dans dix, vingt ou trente ans, qui échangera encore des morceaux de papier ? »

L'hypothèse d'une « nouvelle forme numérique de monnaie », qui serait « un jeton garanti par l'État », voire un « compte auprès de la banque centrale » pour les particuliers ou les entreprises « n'est pas de la science-fiction », a-t-elle relevé, citant les exemples de « plusieurs banques centrales [qui] examinent sérieusement ces pistes, dont celles du Canada, de la Chine, de la Suède et de l'Uruguay. »

« Je pense qu'il faut envisager la possibilité d'émettre de la monnaie numérique. L'État peut avoir un rôle à jouer pour apporter de l'argent à l'économie numérique », a estimé la directrice générale du FMI.

L'un des intérêts des monnaies de banques centrales pour les citoyens serait de pouvoir créer un substitut de cash plus liquide (pas d'échange physique requis) restant respectueux de la vie privée, en conservant le caractère anonyme du paiement, à différents degrés (totalement jusqu'à un certain plafond) ou pseudo-anonyme, pour des raisons de lutte contre le blanchiment et le financement du terrorisme.

Pas avant dix ans ?

Le sujet n'a effectivement plus rien de théorique et nécessite de s'y préparer dès maintenant. Selon une récente enquête révélée le 15 novembre par le Comité sur les paiements et les infrastructures de marchés, une des instances de coopération internationale hébergées par la Banque des règlements internationaux (la BRI, la banque des banques centrales), la préoccupation est largement partagée : 69% des 80 banques centrales sondées travaillent actuellement ou s'apprêtent à mener des travaux sur une monnaie numérique de banque centrale, en utilisant les technologies de registre distribué (comme la Blockchain, née avec le Bitcoin).

Celles qui ont répondu par la négative sont de petites institutions, faisant face à d'autres problèmes plus pressants ou s'appuyant sur des initiatives régionales, a analysé Benoît Cœuré, le président de ce comité, qui est également membre du directoire de la Banque centrale européenne (BCE). Plus de la moitié de ces institutions en cours de réflexion envisagent à la fois une monnaie numérique pour les paiements interbancaires et une version grand public.

« La plupart des banques centrales en sont encore au début de leur étude des monnaies numériques » a relativisé Benoît Cœuré. « De l'avis général, il est peu probable qu'une monnaie numérique de banque centrale, quelle que soit sa forme, ne soit émise au cours de la prochaine décennie, même chez les quatre banques centrales qui ont indiqué avoir atteint le stade du développement de projet pilote. »

Le banquier central, qui a qualifié, dans son discours jeudi, le Bitcoin de « rejeton maléfique de la crise financière », avait exprimé, dans un rapport publié en mars dernier, bon nombre de réserves à l'égard des monnaies numériques de banque centrale, qui « pourraient rendre plus efficace le règlement des échanges d'action et des changes à l'avenir » mais pourraient aussi avoir des « implications pour la stabilité financière et la politique monétaire. »

Pas de cas d'usage universel

Une étude des économistes du FMI publiée le 12 novembre a passé au crible les avantages et les inconvénients, pour les institutions monétaires, les utilisateurs et le secteur bancaire, des monnaies numériques de banques centrales, et tiré les enseignements des premières expérimentations. Près d'une quinzaine de banques centrales y travaillent activement, dans les économies développées et dans les pays émergents, avec des objectifs souvent bien différents.

« La monnaie numérique de banque centrale pourrait être la prochaine étape de l'évolution de la monnaie » conclut l'étude mais « il n'y a pas encore d'argument universel pour son adoption », chaque pays ayant des situations de marché spécifiques.

Dans les pays développés, les banques centrales envisagent ces monnaies digitales légales du fait du déclin du cash, dans l'optique de réduire le coût de toute la filière, voire de freiner l'essor des monnaies "privées" (les porte-monnaies électroniques à la Alipay ou WeChat pay par exemple), qui créent des risques de monopole naturel dans le paiement, de plus grands risques de piratage et des possibilités de profilage des consommateurs. Les pays émergents cherchent davantage à remplir un objectif d'inclusion financière, pour mieux atteindre les populations non-bancarisées et/ou éloignées.

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[Mécanismes de base d'une monnaie numérique de banque centrale (CBDC en anglais) dans le cas d'un compte auprès de l'institution, avec un registre central (en violet) ou dans le cas d'un porte-monnaie à jetons, avec règlement centralisé (en vert). Crédits : FMI]

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En Suède, pays qui connaît la plus forte baisse d'utilisation des espèces, la Riksbank a proposé fin octobre au gouvernement suédois de modifier la loi et de lancer un programme pilote pour développer des solutions techniques afin d'émettre une e-couronne (qui fonctionnerait aussi en mode "offline" sans connexion, avec des jetons pré-chargés). En revanche, son homologue au Danemark voisin a décidé en décembre 2017 de ne pas aller plus loin, estimant qu'une e-couronne danoise n'apporterait pas de meilleure solution de paiement par rapport aux existantes.

L'Uruguay a mené pendant six mois, entre novembre 2017 et avril 2018, avec 10.000 utilisateurs, l'expérimentation en conditions réelles d'un e-peso avec une application mobile dédiée, qui s'est déroulée sans incident, selon un bilan dressé par un économiste du Banco Central del Uruguay, devant le Comité sur les paiements et les infrastructures de marchés. Le paiement était instantané, anonyme mais traçable, et ne nécessitait pas de connexion internet. Le pays va désormais débattre des suites à donner, du coût de la mise en place d'un tel e-peso digital dont l'objectif initial était une meilleure inclusion financière, ce qui n'a pu être vraiment démontré à travers ce pilote.

L'Equateur, à l'économie fortement dollarisée, a mis un terme en février dernier à son "dinero electrónico" lancé en 2015, faute d'adoption, et a passé la main au privé pour trouver une solution de paiement électronique plus efficace.

L'étude du FMI souligne qu'il reste de nombreux points à clarifier. Une monnaie numérique de banque centrale pourrait déstabiliser le système bancaire d'un pays, qui verrait les dépôts lui échapper et son coût de financement augmenter, l'incitant à prendre plus de risques pour compenser la baisse de marge. Cette monnaie devrait-elle être accessible aux touristes ? aux non-résidents à l'étranger, quitte à accentuer l'attrait de monnaie refuge de certaines devises ? Doit-elle servir pour les paiements transfrontaliers ? Ne risquerait-elle d'aggraver le risque de panique bancaire en cas de crise ? Christine Lagarde estime cependant cette idée très prometteuse.

« Si elles devenaient trop populaires, les monnaies numériques de banques centrales pourraient étouffer l'innovation, ce qui serait ironique » a-t-elle relevé.