Le Libra est-il mort-né ? La France veut l'interdire, le G7 pose des conditions strictes

Par Delphine Cuny  |   |  1485  mots
De la liste initiale de 28 membres en juin, il n'en reste plus que 21, dont Facebook, à la création formelle de l'Association Libra entérinée le 15 octobre, sans Visa, Mastercard, Paypal, Stripe, eBay, Booking et Mercado Pago. (Crédits : Libra)
Les pays du G7 ont convenu qu’aucun projet mondial de « stablecoin », de monnaie numérique indexée sur des devises comme le Libra de Facebook, ne devait être lancé sans prise en compte préalable des risques liés au blanchiment ou à la supervision. Bruno Le Maire évoque des mesures de la France, l'Italie et l'Allemagne empêchant son utilisation en Europe. Après la défection de Visa, Paypal, eBay et Booking, l’association Libra s'est créée officiellement mardi avec 21 membres mais le lancement semble retardé, voire compromis.

Quatre mois après l'annonce tonitruante par Facebook de son projet de monnaie numérique mondiale Libra, ce dernier semble au mieux retardé, voire compromis. Sans le citer, les pays du G7 ont clairement adressé une fin de non-recevoir à Facebook et son ambitieux projet. Réunis à Washington jeudi 17 octobre, les ministres des Finances et gouverneurs de banque centrale du « groupe des 7 » pays les plus industrialisés se sont mis d'accord sur une déclaration sur les « stablecoins », ces monnaies numériques indexées sur des actifs, des devises en général, pour stabiliser leur cours, à l'image du projet Libra, dont le lancement était initialement prévu au premier semestre 2020.

« Nous convenons qu'aucun projet mondial de « stablecoin » ne doit être lancé tant que les problèmes et les risques juridiques, réglementaires et de supervision ne seront pas correctement réglés » déclarent ministres et banquiers centraux dans ce communiqué final de la présidence française du G7. « Au-delà de la réglementation, la préservation des prérogatives publiques et des éléments centraux de la souveraineté monétaire devront être pris en compte. »

Bruno Le Maire est allé un cran plus loin. Lors d'une conférence de presse à Washington, en marge des réunions du FMI et de la Banque mondiale, ce vendredi 18 octobre, le ministre de l'Economie et des Finances a évoqué des mesures à venir pour empêcher l'utilisation en Europe de Libra, qui doit être adossé à un panier d'actifs, dont de grandes monnaies (dollar, euro, livre, yen) et des titres tels que des bons du Trésor américain.

« Nous prendrons dans les semaines qui viennent, notamment avec Olaf Scholz et Roberto Gualtieri, mes homologues allemand et italien, un certain nombre d'initiatives pour marquer clairement que Libra n'est pas la bienvenue en Europe, parce que c'est notre souveraineté qui est en jeu » a indiqué le ministre sans préciser. « Il suffira que Facebook décide d'avoir plus d'euros ou plus de dollars pour avoir un impact sur le niveau de change de l'euro ou du dollar et donc un impact direct sur le commerce, l'industrie, les Etats qui ont comme monnaie de référence l'euro ou le dollar » a souligné Bruno Le Maire.

Un représentant du Trésor, Jérôme Reboul, avait déclaré jeudi au colloque des Assises des technologies financières, que « le projet de Facebook n'est pas acceptable en l'état ». La députée Laure de la Raudière (Agir, Eure-et-Loir), très ouverte à l'innovation, avait reconnu qu'il n'y avait aucune raison que cet « ovni monétaire » qu'est Libra ne respecte pas les règles qui s'imposent.

Egalement réunis à Washington, les ministres des Finances du G20 ont préconisé d'évaluer les risques que posent les stablecoins et d'y remédier avant leur lancement, dans une déclaration publiée vendredi. La présidence japonaise du G20 a demandé au FMI d'examiner les implications macroéconomiques « y compris les problématiques de souveraineté monétaire des Etats membres en prenant en compte les caractéristiques des pays ».

Souveraineté monétaire

La Banque des règlements internationaux (BRI), la « banque des banques centrales », a publié ce vendredi le rapport d'étude sur l'impact des « stablecoins » présenté à Washington par le groupe de travail présidé par Benoît Cœuré, membre du directoire de la Banque centrale européenne et président du Comité sur les paiements et les infrastructures de marché.

Le rapport s'applique à ne pas paraître manichéen et reconnaît le potentiel de ces « monnaies stables » digitales de façon générale.

« Les stablecoins pourraient être davantage en mesure de servir de moyen de paiement et de réserve de valeur [que les crypto-actifs comme le bitcoin] et pourraient potentiellement contribuer au développement d'arrangements de paiement mondiaux plus rapides, moins coûteux et plus inclusifs que les systèmes actuels. »

Le groupe de travail souligne d'ailleurs que « les paiements transfrontaliers peuvent être lents, chers et opaques, en particulier pour le paiement de détail et les transferts (remittances) » et que, dans le monde, 1,7 milliard de personnes n'ont pas ou peu accès aux services bancaires et financiers.

« La bonne réponse n'est pas une monnaie digitale privée sous la direction d'une des plus grandes multinationales de la planète, qui a 2,4 milliards de clients [d'utilisateurs plus exactement, ndlr]» a fait valoir Bruno Le Maire.

Pour autant, ces stablecoins présentent des risques à plusieurs niveaux : « quelle que soit leur taille, ils posent des problèmes et des risques juridiques, réglementaires et de surveillance » dans toute une série de domaine, que détaille le rapport : « la sécurité juridique, la bonne gouvernance, le blanchiment d'argent, le financement du terrorisme et autres formes de financement illicite, la sécurité, l'efficacité et l'intégrité des systèmes de paiement, la résilience opérationnelle et cyber, l'intégrité du marché, la confidentialité, la protection et la portabilité des données, la protection des consommateurs et des investisseurs, ainsi que la conformité fiscale. »

Surtout, « des initiatives de stablecoins bâties sur des bases de clients existantes, vastes et/ou transfrontalières, pourraient avoir le potentiel d'atteindre rapidement une empreinte mondiale ou significative ». Or ces stablecoins d'échelle mondiale pourraient avoir « des implications pour le système monétaire international de manière plus générale, y compris la substitution monétaire, et pourraient ainsi poser des problèmes de souveraineté monétaire. »

Défections en série

Vu l'ampleur des risques, des réserves et inquiétudes exprimées par les autorités, la motivation de certains membres fondateurs a flanché. PayPal Inc a été le premier  à annoncer le 4 octobre qu'il quittait l'Association Libra, chargée de la gouvernance et de la réserve d'actifs de la future monnaie numérique.

« PayPal a pris la décision de renoncer à sa participation à l'Association Libra pour le moment et de continuer à se concentrer sur sa mission actuelle et les priorités de son activité, tout en s'efforçant de démocratiser l'accès aux services financiers pour les populations défavorisées » a indiqué le géant américain.

D'autres défections ont suivi. Visa, qui a précisé que sa décision finale dépendrait notamment de la capacité de l'Association à « respecter totalement tous les prérequis réglementaires» Mastercard également, mais aussi la jeune entreprise américaine Stripe, ne laissant plus que la filiale de Nasper, PayU, comme partenaire dans le paiement.

Le mastodonte de la réservation d'hôtels Booking et le pionnier des places de marché eBay manquent aussi à l'appel. Ainsi, le 15 octobre, à la création officielle de l'Association Libra à Genève, il ne restait plus que 21 membres, dont Facebook, sur les 28 de la liste initiale de juin. Outre le Français Iliad-Free et l'opérateur télécom Vodafone, demeurent dans l'aventure les plateformes Spotify, Uber et Lyft, qui peuvent avoir un réel intérêt notamment pour rémunérer artistes et chauffeurs en Libra, mais surtout des spécialistes des crypto-actifs comme Coinbase et des fonds de capital-risque, dont le célèbre Andreessen Horowitz. Ils se sont tous engagés à investir chacun au moins 10 millions de dollars dans le réseau Libra.

« Libra survivra-t-elle ? Je ne voudrais pas encore annuler l'initiative, mais le travail de l'Association Libra est devenu beaucoup, beaucoup plus difficile » analyse Martha Bennet, experte chez Forrester. « Étant donné que les principales préoccupations de PayPal et des autres sociétés de paiement concernaient le manque d'éléments significatifs sur la conformité réglementaire, un véritable changement radical s'impose ici. »

L'analyste de Forrester considère qu'il y a « aussi la question du ton; par exemple, il ne sert pas à grand-chose de répéter que Libra ne posera pas de risque systémique - si les régulateurs et les gouvernements en ont conclu que c'est le cas, une réponse plus complète et approfondie est nécessaire. »

L'Association Libra s'est réjouie vendredi que « le rapport du G7 sur les stablecoins reconnaît le potentiel de Libra d'améliorer considérablement l'accès à une technologie de paiement rapide, sécurisée et peu coûteuse. » Elle a aussi cherché à dédramatiser la situation, faisant ainsi valoir sur son compte Twitter :

« Nous avons dit depuis le début que Libra ne devrait pas être et ne serait pas lancée sans la supervision réglementaire appropriée et sans répondre aux préoccupations légitimes. Chaque fois que quelqu'un est d'accord avec nous, cela ne constitue pas un "coup" ou un "revers". L'innovation et la réglementation peuvent vivre en harmonie. »

Le directeur général de l'Association Libra, Bertrand Perez, a déclaré à l'agence Reuters fin septembre que si l'objectif initial était un lancement en juin 2020, un report d'un ou deux trimestres n'était pas un problème, autrement dit potentiellement en 2021.