Le scénario noir pour les banques en cas de victoire Le Pen

Par Delphine Cuny  |   |  1486  mots
Selon les simulations des analystes de Citi, l'action Société Générale pourrait perdre près de 38% de sa valeur, Natixis 35%, Crédit Agricole 31%, BNP 25% en cas de victoire de la candidate Front National. Dans le cas contraire, ces valeurs ont à l'inverse un potentiel de rebond, une fois l'incertitude politique levée.
Les principales banques françaises risqueraient de perdre un quart de leur valeur boursière si la candidate Front national l’emportait, selon Citigroup. Ou d’être nationalisées, analyse une autre banque américaine. Un scénario malgré tout fort peu probable, relativisent-elles.

C'est « l'éléphant dans la pièce » comme disent les Anglo-saxons : le sujet tabou ou balayé d'un haussement d'épaule par les décideurs du milieu bancaire. Aveuglement ou déni de façade ? Certains confessent « ne pas vouloir en parler, par crainte des prophéties auto-réalisatrices. » Y-a-t-il une "task force" en place pour se préparer à une éventuelle élection de Marine Le Pen et à un référendum sur la sortie de l'euro ? Quels plans de repli sont concoctés dans les war-rooms et les réunions du comité exécutif pour parer à un « Frexit » ?

« Je peux me préparer à la faillite du Kazakhstan, à celle de la Turquie mais pas à celle de la France, où j'ai tous mes actifs essentiels ! », s'emporte un dirigeant d'une des toutes premières banques françaises. « C'est un scénario improbable et idiot », s'agace-t-il.

Les conséquences seraient tellement gigantesques, avec un effet de dominos tel dans toute l'Europe que ces scénarios seraient « inimaginables ». Les banques étrangères, anglo-saxonnes ou suisses, elles, se risquent à dresser des hypothèses : leurs analystes, habitués à élaborer des scénarios « best case/worst case », du pire ou du meilleur, en toutes circonstances, ont sorti les calculettes - et, un peu aussi, les boules de cristal. En prenant toutes les précautions oratoires et en prévenant que l'élection de la candidate du Front National n'est pas le scénario le plus probable. Tout comme le Brexit et Trump président avant le vote...

Or il y a « un monde » entre le Brexit et un référendum sur la sortie de l'euro en France comparent les stratégistes de Deutsche Bank, passablement alarmistes dans une note de fin février :

« C'est la différence entre un événement posant un risque mondial bénin et un autre qui a le potentiel d'un retentissement allant au-delà d'un épisode à la Lehman. »

Un effet potentiellement systémique du fait notamment du poids de la dette d'entreprises françaises (en catégorie d'investissement) sur le marché de la dette en euros (un quart), comme le soulignaient il y a peu les stratégistes de Bank of America Merrill Lynch.

Plus de 50 milliards de valeur évaporée ?

Dans une étude datée de ce mercredi, les experts de Citigroup vont plus loin dans l'analyse, posant clairement la question « et si Madame Le Pen gagne ? », même si ce scénario n'est « pas le plus probable » ne constitue « pas l'hypothèse de base » de la banque américaine, qui lui attribue une probabilité de 20%. L'impact pour les banques françaises cotées serait sévère : leurs activités en France généreraient moins de profit, leurs revenus se développeraient moins, les pertes sur les emprunts augmenteraient, leur coût du capital aussi, à cause de l'écart de taux croissant (avec l'Allemagne).

« D'après nos simulations, BNP semble la banque présentant le risque de baisse le moins prononcé, tandis que Société Générale a le plus fort. Plus l'exposition à la France, à la dette souveraine française et aux activités de banque d'investissement et de financement est élevée, plus le potentiel de baisse l'est aussi. En moyenne, notre scénario conservateur « sous stress » indique des valorisations inférieures d'environ 25% par rapport à leurs cours de Bourse actuels. »

La baisse de l'action pourrait atteindre 38% pour la SG ("juste valeur" de 29,3 euros dans un scénario "stressé"), 35% pour Natixis (BPCE) et 31% pour Crédit Agricole S.A. dans la simulation de Citi. Si l'on additionne le tout, ce serait un peu plus de 50 milliards d'euros de capitalisation boursière risquant de s'évaporer.

[Potentiel de hausse avec l'objectif de cours actuel en bleu foncé, risque de baisse de la juste valeur dans un scénario "stressé" en bleu clair, par rapport aux cours de clôture du 13 mars 2017. Citi Research]

Dans ces simulations, Citi n'a pas pris en compte un éventuel besoin exceptionnel de liquidités, qui pourrait toutefois s'imposer en cas de tensions sur les marchés et nécessiter une action de la BCE. Car au-delà des questions de fond sur le business des banques, il y a celle de la réaction sur les marchés de taux. Une victoire de Marine Le Pen pourrait entraîner une hausse de l'écart de rendement des obligations souveraines de l'Etat français par rapport au Bund allemand (le "spread"), de 75 à 200 points de base. Ce qui pourrait conduire à de fortes pressions sur leurs liquidités, même si elles sont réputées très solides.

Un banquier français affirme, très sûr de lui :

« Si les marchés sont fermés, avec nos liquidités, on peut tenir deux ans sans problème. »

[Simulation de l'impact pour les banques françaises d'une sortie de la France de la zone euro, en milliards d'euros]

Bank-run ?

Chez Credit Suisse aussi, les stratégistes se sont posé la question, même s'ils considèrent le risque d'une victoire Le Pen « surestimé » par le marché, qui refléterait actuellement une probabilité de 30%.

« Nous pensons que la réaction immédiate à une victoire de Le Pen serait une fuite des dépôts parce que les ménages commenceraient à craindre le risque de perte liée à une sortie de la zone euro », écrivent-ils dans leur note datée du 9 mars.

Ils envisagent aussi « une vente massive des (actions des) banques françaises ». Sans détailler la chute potentielle de ces titres, ils estiment que les marchés actions européens pourraient baisser de 25%.

« Nous avons essayé d'évaluer le potentiel de baisse en regardant comment les marchés avaient réagi à un événement inattendu comme le Brexit, où les investisseurs, perturbés, avaient des réactions instinctives » nous confie Jon Peace, un des analystes du secteur bancaire chez Credit Suisse.

« Les investisseurs nous posent beaucoup de questions sur le sujet. Les actions des banques françaises ont d'ailleurs sous-performé par rapport à leurs pairs en Europe cette année, du fait de ce risque politique. Nous essayons d'évaluer dans quelle mesure cette sous-performance peut s'effacer quand on aura de la visibilité sur l'issue des élections » ajoute-t-il.

[La performance des banques françaises par rapport au secteur des banques européennes depuis le début de l'année, à la clôture du 13 mars 2017]

Quant au risque d'un « bank-run », d'une ruée des épargnants pour retirer leurs dépôts, comme en 2007 au Royaume-Uni chez Northern Rock, il relativise :

« Nous ne voyons pas une fuite des dépôts comme l'événement le plus probable. Même dans des situations difficiles, telles qu'à Chypre, on a observé que les clients mettaient du temps à s'adapter. Et rappelons-nous qu'il y a une garantie des dépôts en Europe », plafonnée à 100.000 euros.

Nationalisations ?

Enfin, il y a un autre risque évoqué à demi-mot, c'est celui de nationalisations. Les banques françaises ont toutes refusé de prêter de l'argent à Marine Le Pen, qui ne les porte pas dans son cœur, critique "Macron le candidat de la banque", et leur reproche de ne pas assez financer "l'économie réelle". Un discours entendu aussi à gauche. Benoît Hamon veut mettre "la finance au service de la transition écologique" - son soutien Arnaud Montebourg, ne "s'interdisait pas" d'ailleurs en janvier dernier la nationalisation d'une banque.

« L'euro est une monnaie dont bénéficient beaucoup les multinationales et les banques mais moi je suis là pour défendre le peuple! » a-t-elle déclaré lundi, sur France Info.

Le dirigeant d'une grande banque américaine à Paris analyse ainsi :

« On verrait peut-être la nationalisation d'une ou deux banques, ou même d'un gros assureur, pour utiliser leur bilan et financer l'économie. Mais le coût serait exorbitant : nationaliser BNP et Société Générale par exemple, cela coûterait 160 milliards d'euros. Or à la différence des bail-outs [plans de sauvetage publics, ndlr] intervenus en Europe, ce sont des entreprises qui vont bien. »

Un scénario qui trouve peu d'échos sur les marchés et qu'on ne voit pas encore dans les notes d'analystes, qui se montrent en fait très positifs sur les banques françaises, présentées comme solides et légèrement sous-évaluées.

« On l'a vu avec le référendum italien : la meilleure façon de shorter [vendre à découvert pour parier sur une baisse future, ndlr] l'Italie, c'était de shorter les banques italiennes. Il pourrait se passer la même chose » prédit un professionnel des marchés.

Ces hypothèses "du pire" ne sont pas dans les cours. L'action Société Générale a rebondi de 50% en six mois, BNP de 34%, Crédit Agricole de 43%, Natixis de 40%.

« Une sortie de la France de l'euro nous semble un risque lointain. Mais cela crée de l'incertitude, donc des opportunités de trading » remarque Jon Peace, de Credit Suisse.