Pour devenir une Blockchain Nation, la France doit d'abord réguler et clarifier

Par Delphine Cuny  |   |  1377  mots
La technologie des chaînes de blocs (Blockchain) ou de registre distribué est une nouvelle façon de stocker l'information, de la préserver sans modification, d'y accéder et d'intégrer de nouvelles informations qui deviennent infalsifiables. Elle est promise à un bel avenir pour des applications de type "notariales" ou pour les transactions programmables. (Crédits : Blockchain France)
France Stratégie publie son rapport sur les enjeux de la prometteuse technologie de chaînes de blocs, sous-jacente du Bitcoin et autres crypto-monnaies. Clarifier le statut juridique et fiscal de manière « raisonnablement attractive » et mieux lutter contre la fraude s'imposent comme des préalables afin de sortir la Blockchain de sa phase expérimentale et profiter de son potentiel.

[Article mis à jour à 12h20]

« Nous ne raterons pas la révolution de la Blockchain ! » avait lancé Bruno Le Maire en mars dernier dans une tribune, soulignant que cette technologie, sous-jacente du Bitcoin et des autres crypto-monnaies, « pourrait bouleverser nos usages quotidiens dans les secteurs de la banque et de l'assurance, des marchés financiers, mais aussi des brevets et des actes certifiés. » Le ministre de l'Economie et des Finances a confié à des acteurs de ce secteur émergent qu'il s'était « pris de passion » pour ce sujet.

France Stratégie adresse au gouvernement une série de recommandations pour profiter du potentiel de cette technologie prometteuse, dans tous les secteurs, bien au-delà de la finance où elle est née. Un groupe de travail d'une trentaine d'acteurs, des universitaires, des hauts fonctionnaires, des juristes, des spécialistes de la finance, du numérique, de la Blockchain, présidé par l'économiste Joëlle Toledano, professeure à Centrale Supélec et ex-membre de l'Arcep, vient de rendre son rapport sur les « enjeux des blockchains. » Ce rapport propose les grands axes d'une stratégie nationale qui passe d'abord par une réglementation, « raisonnablement attractive ».

« À ce stade du développement des usages, l'insécurité juridique sur des sujets de base comme la comptabilité, la fiscalité, la relation avec les banques et le manque d'expertise des pouvoirs publics sur le sujet devient néfaste, tant du point de vue du contrôle des usages délictuels que de l'accompagnement du développement industriel d'un secteur prometteur » explique le rapport.

> Consulter le rapport de France Stratégie

Blockchain et crypto-monnaies, indissociables

Le groupe de travail de France Stratégie définit la technologie des chaînes de blocs, appelée aussi de registre distribué, comme « une nouvelle façon de stocker l'information, de la préserver sans modification, d'y accéder et d'intégrer de nouvelles informations qui deviennent infalsifiables » Il fait valoir qu'elle est « promise à un bel avenir » pour des applications de type « notariales » (contrôle de transactions, transfert de biens, certification de processus, traçabilité des médicaments ou des produits alimentaires, vote en ligne, identification numérique des personnes) ou pour le champ des « transactions programmables » permises par les « smart contracts », des contrats « intelligents » qui s'exécutent automatiquement en fonction de paramètres prédéfinis.

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Un constat s'est imposé : la séparation opérée jusqu'ici, comme « une sorte de cordon sanitaire » entre les monnaies virtuelles « considérées avec une certaine suspicion, et la Blockchain, considérée comme prometteuse, [...] commence à poser problème » car les protocoles de « consensus » derrière les Blockchains publiques reposent sur des « mécanismes d'incitation économique qui requièrent l'émission d'un actif numérique », autrement dit les « mineurs » qui authentifient les transactions sur la chaîne de blocs doivent être rémunérés en crypto-actifs. D'où la nécessité d'établir « les régulations de base » :

« Il y a urgence à ce que l'Etat apporte des réponses coordonnées et équilibrées » insiste le rapport qui définit des points prioritaires : « se donner davantage de moyens techniques et humains pour lutter contre les usages frauduleux » et « clarifier les règles fiscales et comptables qui protègent l'entrepreneur, l'investisseur et l'ordre public. »

Lutte contre la fraude et clarification fiscale

Une meilleure lutte contre la fraude supposera notamment de définir et contrôler les règles de reporting applicables aux places de marchés et de développer des outils d'analyse « comme cela a été fait à Princeton sur le traçage des transactions » relève le groupe de travail.

« En tout état de cause, il est indispensable de faire en sorte que les blockchains ne drainent pas les usages frauduleux et que le niveau de contrôle obtenu via les blockchains soit au moins égal à celui du système bancaire traditionnel » avance le rapport.

En matière de taxation des revenus, il est préconisé plusieurs options, une exonération lorsque la cession de crypto-monnaies est inférieure à 5.000 euros et un taux forfaitaire de 19% au-delà (le régime des plus-values sur biens meubles, auquel on ajoute les prélèvements sociaux à 17,2%), ou le régime du prélèvement forfaitaire unique (PFU) ou "flat tax" à 30%. Actuellement, l'absence de régime précis peut conduire à appliquer des taux d'imposition très élevés (jusqu'à 62% !).

Dans les priorités, le rapport cite aussi la nécessité d'assurer « un droit au compte » bancaire pour les entreprises du secteur des cryptomonnaies qui essuient de nombreux refus des établissements traditionnels (lire à ce sujet l'interview d'Eric Larchevêque), souvent du fait de l'insuffisance des données fournies par les plateformes d'échanges de crypto-monnaies pour respecter les règles de connaissance client (KYC) et de lutte contre le blanchiment, imposées aux banques.

« Un tel blocage est préjudiciable au développement du marché français et à l'attractivité de la place de Paris » martèle le rapport qui recommande « une obligation d'information devrait être imposée aux entreprises gérant des plateformes d'échanges, qui auraient à fournir un état des achats/vente permettant aux particuliers de justifier de l'origine des fonds utilisés dans le cadre de transactions sur cybermonnaies. »

Il faudra aussi rapidement définir le statut juridique des « jetons » (les « tokens » ou crypto-actifs émis par des entreprises du secteur, notamment dans le cadre d'une levée de fonds ou Initial Coin Offering, ICO) et clarifier la « valeur de preuve » d'une inscription sur la Blockchain.

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Si le projet de loi Pacte présenté lundi par Bruno Le Maire prévoit d'encadrer les ICO, avec un visa optionnel de l'Autorité des marchés financiers (AMF), rien n'est prévu à court terme sur la fiscalité des crypto-actifs, qui pourrait toutefois s'insérer dans le prochain projet de loi de finances à la rentrée.

Soutien aux projets d'infrastructures

Au-delà de ces mesures de réglementation préalables, qui pourraient s'appuyer sur « un groupe à compétences transversales à l'intérieur de l'Etat, une cellule de quelques agents », le rapport dresse les autres axes de la stratégie nationale de la Blockchain autour de la recherche (lancement d'un programme national pluridisciplinaire) et de la formation (à l'université et dans les grandes écoles d'ingénieurs). Il faudra aussi soutenir les projets d'infrastructures logicielles Blockchain, alors que peu de startups en développent en France (Ark, Neurochain, Tezos), et les secteurs stratégiques associés (logistique, lutte anti-contrefaçon, traçabilité, etc).

« L'incertitude sur les solutions techniques qui prévaudront demain et l'importance des enjeux justifieraient une stratégie volontariste de soutien à de tels projets [d'infrastructures Blockchain, de réseaux de logiciels distribués sur ordinateurs ou serveurs], couplée éventuellement aux efforts de R&D », suggère le rapport.

[L'écosystème de startups de la Blockchain en France. Crédit : Bpifrance]

S'il existe de nombreux tests et pilotes, des "POC" (proof of concept), « après une période d'expérimentation sans contrainte, il est temps de sortir la Blockchain du bac à sable, selon une expression chère à l'économie numérique [sandbox] » estime le rapport. Il invite aussi à tester « des applications non critiques pour la puissance publique », par exemple le stockage et la gestion de bases de données publiques ou un système de vote par Blockchain pour les collectivités.

« Attendre qu'une technologie soit éprouvée pour se lancer, c'est prendre le risque de partir trop tard, quand les places sont prises. Il en sera peut-être ainsi pour la Blockchain. C'est donc maintenant qu'il faut « sortir du bac à sable » de l'expérimentation, et mettre en place une stratégie avec pour axes principaux la régulation, le soutien à l'innovation et la formation » résume Joëlle Toledano dans son avant-propos.

Tirer parti du potentiel de la technologie Blockchain relève d'un enjeu de souveraineté, souligne le rapport. Il ne manque pas de rappeler toutefois que de nombreux obstacles demeurent à surmonter, notamment la capacité de changer d'échelle en cas de diffusion massive (comme le pointait récemment une étude de la BRI) et le risque d'entraîner, du fait de sa consommation d'énergie, « une externalité environnementale fortement négative. »