Fuite des open space : les cadres, spécimens interchangeables pour les RH

Par Audrey Fisne  |   |  1210  mots
De plus en plus, les problématiques de qualité de vie au travail et de risques psychosociaux sont au cœur de l'actualité. Et ces défaillances managériales sont reconnues jusque dans les entreprises.
[DOSSIER 3/3 ] S’il reste marginal, il est plus fort que jamais. Le phénomène d’abandon des « bullshit jobs » avant une reconversion radicale touche de plus en plus de personnes, en quête de regain de sens. Les entreprises semblent pourtant loin de s’en inquiéter. Dans un contexte de fort chômage, « un salarié de perdu, c’est dix de retrouvés ».

« Je n'ai jamais vu autant de cas de burn-out qu'aujourd'hui », confesse Marie-Paule Istria, consultante management et développement des ressources humaines. Bore-out, forte pression, les causes qui font que les cadres quittent leur poste et se reconvertissent sont multiples. D'après les chiffres de La Fabrique[1] ; les cadres représentent 31% des profils soumis à des tensions avec leur hiérarchie, 37% des individus soumis à des tensions avec leurs collègues et 49% des personnes optant pour un changement[2].

Pour expliquer le phénomène, un souci managérial est souvent évoqué. Philippe Caumant, qui a troqué sa place en open-space pour une startup qui met en lien les consommateurs et les agriculteurs, témoigne :

« Les grandes entreprises ne sont pas adaptées au niveau du management. Elles ne comprennent pas qu'elles doivent s'adapter aux jeunes talents, à leurs besoins, à leur logique qui est différente de celle des générations précédentes. Ce n'est pas qu'une question de salaire. Aujourd'hui, la carrière est plus volatile, on veut des CDD. »

De plus en plus, les problématiques de qualité de vie au travail et de risques psychosociaux sont au cœur de l'actualité. Et ces défaillances managériales sont reconnues jusque dans les entreprises. « Les salariés n'en peuvent plus et le point faible, c'est le manager. Son influence est fondamentale. C'est lui qui génère l'engagement ou non du salarié », reconnait la directrice des ressources humaines d'une multinationale, sous couvert d'anonymat.

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Dans son entreprise dont l'activité principale est le transport logistique, les salariés sont dépendants d'associés « offshore » qui sont chargés des services clientèles. « De fait, ils connaissent une perte de considération de leur propre poste. Ils sont dépendants des Indiens et se retrouvent incapables de faire le travail seuls. De plus, ils encaissent, prennent tout dans la tête au téléphone. » La DRH ne manque même pas de reconnaître son rôle. « Les salariés sont sous pression constante. On a des cas de burn-out (peut-être 5% de notre société) d'autres sont victimes de diabète, de cancers, d'AVC. Sans doute n'y sommes-nous pas pour rien... » Concernant la pression, elle précise : « Moi-même je le fais. Il faut atteindre les objectifs, augmenter les rendements. C'est la réalité du marché. »

Les entreprises ne se font pas de souci

De fait, impossible de nier que les entreprises ne se rendent pas compte du problème.

« Les entreprises sont au courant car elles lisent les études, rapports, témoignages et surtout parce que leurs salariés expriment ces frustrations. Mais peuvent-elles vraiment évoluer, au-delà de l'installation de tables de ping pong ou d'espaces de coworking ? Peut-on produire des logiciels, des avions ou des services téléphoniques sans l'organisation managériale et bureaucratique saturée de procès qui prévaut dans ces structures et qui génère du malaise et un sentiment de vacuité ? » Questionne Jean-Laurent Cassely, interrogé par La Tribune.

Si une conscience intellectuelle du problème est en cours, le passage à l'action pour y remédier reste marginal, relève Anaïs Georgelin fondatrice de l'association So Many Ways qui accompagne les personnes souhaitant se reconvertir. « On parle d'envolées lyriques sur le bien-être. Mais il s'agit pour l'heure que de discours qui masquent un grand vide », exprime clairement Marie-Paule Istria.

Pis, les entreprises ne voient pas forcément les départs des cadres d'un mauvais œil. C'est en tout cas, le cas de la multinationale, habituée des plans sociaux et des plans restructuration citée plus haut. Pour cette même DRH : « Il n'y a pas d'inquiétude de notre part car, ça reste marginal, les gens ont souvent peur de partir finalement pour changer de vie... »

Surtout, « la société continue à vivre (...) On est tous interchangeable. Les gens partent, il y  en a d'autres. On n'est plus à l'époque où l'on passait 30 ans dans une même société. 'On est tous des pions', moi-même j'en suis un, il faut juste l'intégrer. »

La bonne conscience des entreprises

Un autre paradoxe apparaît au sein des entreprises : au lieu de s'attaquer au souci managérial de fond et d'améliorer réellement l'accompagnement des employés, les entreprises aident à la reconversion professionnelle. « Les entreprises s'achètent une bonne conscience, mais au moins, elles le font », témoigne Marie-Paule Istria, du cabinet de conseil en RH. La consultante intervient ainsi auprès de différentes entreprises pour mener des formations et encadrer les personnes. Pour autant, si les entreprises ont consciences du mal, rien ne les pousse à changer leur fusil d'épaule.

Et le contexte actuel du monde du travail n'aide en rien :

« Nous ne sommes pas dans un système de plein emploi. On est sur un marché et les entreprises sont des consommateurs. Les ressources humaines, finalement, sont une simple ressource, pas une richesse. Ainsi, inconsciemment, les employeurs pensent que s'ils secouent le poteau, cinquante salariés en tomberont », poursuit Marie-Paule Istria.

Le problème pourrait facilement perdurer : « C'est malheureusement devenu un mode de fonctionnement plutôt qu'un mode de dysfonctionnement. Si on sort de la crise économique, les entreprises pourront être plus sympas envers leurs salariés, pour les faire rester. Mais actuellement, les jeunes voient qu'ils sont des moutons parce qu'ils se font tondre. »

Les déserteurs, précurseurs d'un nouveau modèle ?

Le phénomène pourrait même bien s'amplifier en touchant de plus en plus de personnes. Pour Marie-Paule Istria, le ras-le-bol des cadres n'épargne pas le haut de la pyramide. Directeurs généraux et directeurs des ressources humaines en personne, désertent leur poste, subissant eux aussi une pression importante. « Aujourd'hui, c'est le chiffre. Les RH suivent les financiers. Ils sont redevenus des gestionnaires à la solde des patrons, des petites mains qui ne dirigent plus rien du tout. On leur demande de virer dix personnes et ils doivent le faire, même si cela va à l'encontre de leurs valeurs. Et ceux qui ne peuvent pas, partent. »

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Peut-être plus optimiste, Jean-Laurent Cassely fait l'hypothèse que « la solution viendra de l'extérieur » : « ces bureaucraties étant trop lourdes pour faire évoluer leurs méthodes de travail. On considère encore cette 'fuite' de cadres comme une anomalie, mais peut-être que ces déserteurs sont des précurseurs qui vont inventer de nouvelles manières de faire. On oublie souvent quand on évoque la 'destruction créatrice' que ce qui est détruit et ce qui est créé ne le sont pas nécessairement au même endroit... »  De nouveaux modèles professionnel et managérial sont peut-être sur le point d'être créés.

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[1] Dossier « Portraits de travailleurs, comprendre la qualité de vie au travail » réalisé par La Fabrique de l'industrie publié le 13 septembre 2017

[2] Un changement est défini par La Fabrique  comme « un changement de l'organisation du travail, une restructuration ou un déménagement, un changement de poste, un changement dans les techniques utilisées, un rachat ou un changement de direction ».