Foie Gras : la filière a-t-elle encore un avenir ?

Par Nicolas Richaud  |   |  2744  mots
D'après les chiffres de la dernière étude de FranceAgrimer (établissement national rattaché notamment au ministère de l'agriculture et de l'agroalimentaire) publiée le 19 novembre, en France, les ventes de foie gras sur les 10 premiers mois de l'année 2013 ont baissé en volume de 11,2% par rapport à la même période en 2012.
Réputation mise à mal par des vidéos dénonçant le gavage industriel, consommation et production hexagonales en recul, exportations qui marquent le pas : la filière française du foie gras, 2 milliards de chiffre d'affaires annuel et 30.000 emplois directs, s'essouffle.

Plus de 2 milliards d'euros de chiffre d'affaires annuels, 38 millions de palmipèdes élevés, 30.000 emplois directs, près de 20.000 tonnes produites chaque année - soit plus de 75% de la production mondiale - pour 4.630 tonnes exportées en 2012 : la filière du foie gras pèse lourd en France.

Il faut dire que ce mets en fait toujours saliver beaucoup dans l'Hexagone. Selon une récente enquête TNS Sofres 2013, près de neuf Français sur dix en ont consommé au moins une fois en 2012 et 25% d'entre eux confient en acheter de janvier à décembre. Cette même année, l'ensemble des ménages français en a acheté l'équivalent de 71% de la consommation mondiale.

Et le foie gras bénéficie même d'un statut particulier puisque, selon le code rural, il fait partie "du patrimoine culturel et gastronomique protégé en France." Le secteur semble donc des plus solides. Et pourtant, certains signes indiquent que celui-ci pourrait bien avoir quelques failles dans sa cuirasse.

En France, les volumes de ventes sont en baisse de plus de 11%

D'après les chiffres de la dernière étude de FranceAgrimer (établissement national rattaché notamment au ministère de l'agriculture et de l'agroalimentaire) publiée le 19 novembre, en France, les ventes de foie gras sur les 10 premiers mois de l'année 2013 ont baissé en volume de 11,2% par rapport à la même période en 2012.

Un "fort recul" - pour reprendre les termes de FranceAgriMer - d'autant plus notable que les prix ont diminué en moyenne de 3,7%, ce qui aurait donc plutôt dû stimuler la consommation. S'il est trop tôt pour en tirer des conclusions définitives - les entreprises du secteur réalisent l'essentiel de leur chiffre d'affaires lors des deux derniers mois de l'année (1) - cette baisse a de quoi interpeller.

Car cette tendance n'est pas totalement nouvelle. Selon les études conjoncturelles d'Agreste (le service statistique du ministère de l'Agriculture), la consommation de foie gras en France s'est repliée de 2,8% en 2012 par rapport à l'année précédente. Et en 2011 déjà, la consommation française était "en baisse de 1% par rapport à 2010."

Du côté de la production, en 2012, celle-ci "recule de 4% par rapport à 2011", expose l'étude. Un repli qui s'est poursuivi sur les neuf premiers mois de l'année 2013, puisqu'en volume, celle-ci régresse de 2,9%.

Là encore, ce chiffre ne saurait signifier qu'il faille tirer la sonnette d'alarme. "Il s'agit d'un réajustement de l'offre, les producteurs s'adaptent ainsi à la demande potentielle. Ce n'est pas encore le signe d'un retournement conjoncturel", analyse Isabelle Senand, spécialiste de l'agroalimentaire chez Xerfi.  Mais cette prudence des producteurs est néanmoins révélatrice d'un contexte qui n'est pas des plus porteurs.

(1) : Les dix premiers mois de l'année sont considérés comme la "période creuse" pour le foie Gras. Ainsi, en moyenne, près de trois quarts des ventes de foie gras s'effectuent en novembre et en décembre.

Forte baisse des exportations dans l'UE

D'autre part, sur la période "creuse", "les exportations françaises de foie gras sont en baisse par rapport à 2012", souligne encore l'étude de FranceAgriMer. Sur les huit premiers mois de l'année 2013, celles-ci ont ainsi reculé de 6,2%. Une diminution très marquée dans certains pays de l'Union européenne.

Dans le détail, les ventes de foie gras frais ont reculé de 37,1% en Espagne (qui a longtemps été un des pays consommant le plus ce mets), celles du foie gras congelé ont diminué de 42% en Belgique ou encore de 23% aux Pays-Bas. Rien de catastrophique en termes de volume puisque l'essentiel de l'activité du marché a lieu en France.

Mais tous ces éléments poussent à s'interroger : le secteur français du foie gras est-il en train de vaciller ?

Un produit qui pâtit d'une image qui se trouble ?

Canards entassés dans des cages, animaux morts ou très mal en point : la vidéo de L214 - une association de protection animale - mise en ligne début novembre et dénonçant le gavage industriel - a fait grand bruit et pas grand bien à l'image de la filière.

Ce n'est pourtant pas la première fois que l'association, lancée en 2004, opère de la sorte. Cette fois, l'écho a cependant été tout autre. "Habituellement, nous ne sommes pas beaucoup repris par les médias, mais là, la décision de Robuchon a eu un effet boule de neige", estime Brigitte Gohière, porte-parole de l'association.

Mi-novembre, le chef Joël Robuchon annonce qu'il "suspend ses approvisionnements" en foie gras provenant du producteur Ernest Soulard, "dans l'attente qu'il soit démontré que les animaux ne sont pas maltraités comme dans la vidéo diffusée". L'affaire fait le buzz pendant quelques jours et la polémique se répand même au-delà de nos frontières. Outre-manche, où le foie gras avait déjà mauvaise presse, l'enquête de l'association est ainsi reprise en Une du Daily Mirror avec écrit en lettres capitales : "Torture".

Puis, le 6 décembre dernier, s'est déroulée la première journée mondiale contre le foie gras. Ce qui a donné lieu à des happenings sur les Champs Élysées ainsi que devant des ambassades françaises à l'étranger. Tout un symbole dans une période délicate pour l'image du foie gras.

Une succession d'interdictions à l'étranger

Juin 2012, le foie gras est interdit en Californie. Rebelote en août 2013 en Israël. Et quelques semaines plus tard, le foie gras devient cette fois "tricard" sur le site britannique d'Amazon.

Des décisions dures à avaler pour les professionnels du secteur même si pour le moment, on ne s'inquiète pas outre-mesure. Du côté du Comité interprofessionnel du foie gras (Cifog), la déléguée générale, Marie-Pierre Pé, estimait il y a quelques semaines que "concernant le gavage, ces campagnes peuvent jouer un rôle à la marge" d'après ce que rapportent nos confrères du Parisien Economie. Mais la doxa du Cifog sur la question semble être en train d'évoluer. Dernièrement, la déléguée générale du comité a ainsi déclaré à l'AFP que :

Dans les années 1980, 30 à 35 % des foies gras venaient des pays de l'Est. Il fallait améliorer la production pour être plus compétitifs et on est peut-être allé trop loin. (…) C'est sûr que le gavage n'est pas très romantique, alors on évitait d'en parler. Mais là, on va l'expliquer de plus en plus.

Et selon Isabelle Senand, "il s'agit d'une bonne stratégie de communication. Il aurait été inutile et même contre-productif de nier ces phénomènes qui existent. C'est une gestion de crise relativement habile."

Effet direct ou pas de tout ce tohu-bohu, selon un sondage commandé par L214 à OpinionWay, 57% des Français interrogés pensent que le gavage des canards et des oies pour la production de foie gras est source de souffrance pour les animaux, 44% sont favorables à l'interdiction du gavage et 29% refusent d'acheter du foie gras pour des raisons éthiques liées à la souffrance animale.

La Saint-Martin encore loin de l'effet "Beaujolais nouveau"

Autre souci, à un degré moindre, pour le secteur : la forte saisonnalité du produit. Dans l'esprit de nombreux Français, consommation de foie gras rime donc avec fêtes de fin d'année. Or, cette concentration de la consommation (voir plus haut :1) est un danger pour le secteur, le moindre problème de logistique pouvant faire s'écrouler les ventes. Et la filière met les bouchées doubles pour désaisonnaliser le produit, ce qui n'est pas si simple.

Il y a presque vingt ans, des publicités avaient déjà essayé de suggérer que le foie gras pouvait être un cadeau qu'on peut offrir à sa bien-aimée ou à l'occasion de la Saint-Valentin, comme ci-dessous avec la publicité de Labeyrie.

Même chose avec les fêtes de Pâques. Sans réussite. Puis la filière a fini par prendre le taureau par les cornes, par l'intermédiaire du Cifog, en faisant de la Saint-Martin le 11 novembre, la fête du foie gras. Cette année encore, le comité a investi plusieurs centaines de milliers d'euros en communication pour en faire la promotion.

Mais selon Isabelle Senand :

Il y a bien un effet mécanique sur la consommation car les produits sont installés plus tôt dans les linéaires des grandes et moyennes surfaces (GMS). Mais on est encore loin de l'effet "Beaujolais nouveau".

Un secteur qui sait rebondir

Mais tous ces écueils ne doivent pas faire oublier la résilience du secteur. Surtout dans le contexte actuel de crise et de pouvoir d'achat en berne. Et si ces dernières années, la consommation s'est repliée en volume, bon an, mal an, celle-ci est plutôt stable en valeurs. Et c'est un signe de la forte capacité de rebond du secteur, ce dernier ayant su éviter un risque de banalisation du foie gras.

"A l'image du saumon fumé il y a quelques années, la filière a su ne pas tomber dans une logique de volume. Ce qui aurait été catastrophique pour elle", fait valoir Isabelle Senand. "L'objectif est bien d'amener ce produit vers d'autres moments de consommation. Mais il ne faut pas en faire un produit courant", affirme ainsi Vincent Ghyselen, directeur opérationnel de Montfort, une marque d'Euralis destinée aux grandes et moyennes surfaces en France.

Dans l'Hexagone, l'essentiel des ventes a lieu dans la grande distribution (en 2012, 80% des vente ont eu lieu par ce canal selon les chiffres de Kantar Worldpanel). Ce qui n'est pas ici synonyme de guerre des prix et des volumes. Au contraire. Comme le souligne Isabelle Senand :

Depuis quelques années, les producteurs jouent la carte de la montée en gamme. Et on constate que le consommateur se détourne de plus en plus du foie gras en bloc avec morceaux pour privilégier les morceaux entiers qui sont plus chers. (2)

(2) Dans l'une de ses dernières études, le Cifog écrit ainsi qu'en 2012, "les ventes de foie gras entier ont continué de progresser jusqu'à dépasser celles des blocs avec morceaux. Les ventes volume de l'appellation "entier" ont augmenté de 7,8% sur l'année et de 6,8% sur la saison tandis que celles des Blocs avec morceaux reculaient de 4,8% sur l'année et de 4,1% sur la saison."

Un "produit sacré"

Sans compter que depuis quelques années, les parts de marché des trois grands groupes dominant le marché - Delpeyrat, Labeyrie et Euralis - et "leurs marques nationales" progressent au détriment des marques de distributeurs (MDD) davantage bon marché. Une tendance amorcée dès 2010.et qui se poursuit. Selon les chiffres de Kantar Worldpanel, le volume de ventes du foie gras, dit discount, a en effet reculé de 22,2% entre 2010 et 2012.

En termes de ventes, Montfort anticipe ainsi une croissance à deux chiffres pour l'année 2013. Car malgré les polémiques, le foie gras conserve de nombreux aficionados comme l'explique Vincent Ghyselen :

C'est un produit sacré qui fait partie de la culture gastronomique française. Il faut savoir que le consommateur met près de deux minutes et demie à le choisir en magasin. Cela n'a donc rien d'un "achat-réflexe". A titre de comparaison, la crème fraiche se choisit en treize secondes. 

Une image de qualité et de tradition sur laquelle les acteurs de la filière jouent et qu'ils s'efforcent d'entretenir comme ci-dessous avec cette publicité de Delpeyrat.

Le foie gras gagne de nouveaux continents

+ 4.783% en Indonésie, + 374% au Qatar, +180% au Canada, +75% en Thaïlande, +33% en Australie : si les exportations en direction de nos voisins européens sont en net recul, le foie gras continue de s'internationaliser et gagne progressivement de nouveaux continents, comme l'illustre ces chiffres du Cifog relatifs aux sept premiers mois de l'année 2013.

Des progressions, certes spectaculaires, mais où la consommation demeure modeste au final. En Indonésie, les ventes sont estimées à 293.000 euros et à 240.000 euros en Australie. Et comme le souligne France AgrigeMer, "cette progression des exportations de foie gras congelés vers les pays tiers ne compense pas la diminution des exportations de foie gras et de conserves sur les huit premiers mois de l'année 2013." Mais ces territoires recèlent tout de même un potentiel de croissance des plus intéressants pour les années à venir. "Sur ces zones, la stratégie des groupes industriels est très offensive, notamment en terme de marketing", remarque d'ailleurs Isabelle Senand.

Salons internationaux, salons alimentaires, partenariat avec des écoles de cuisine : Rougié - la marque internationale d'Euralis - n'a pas compté ses efforts pour se faire connaître. Lancée il y a plus de 20 ans, elle est aujourd'hui présente dans quelque 80 pays. Et selon Jean-Jacques Caspari, le directeur général, il s'agit d'un travail de longue haleine :

La gastronomie française a une image exceptionnelle, les chefs européens qui travaillent dans le monde entier et qui sont porteurs de ce savoir-faire sont nos meilleurs avocats mais les habitudes culinaires sont longues à changer.

Et si le foie gras s'exporte tout azimuts, une région en particulier focalise l'attention des trois grands groupes français. "Leurs investissements se dirigent clairement vers le continent asiatique", remarque Isabelle Senand. Troisième pays consommateur de foie gras, le Japon fait ainsi partie des pays privilégiés par ces derniers. Même topo pour la Chine où Euralis prévoit de se déployer plus encore en 2014, toujours via Rougié.

Le groupe va investir 15 millions afin d'y installer une filière complète - un site d'élevage avec une unité de transformation - qui sera opérationnelle au printemps prochain. L'objectif ? Arriver à un million de canards transformés par an d'ici 2020, (pour cela, Euralis compte également travailler avec des producteurs locaux).

Le ministre de l'Agroalimentaire, Guillaume Garot, VRP du foie Gras

L'autre atout majeur pour la filière du foie gras, c'est la bienveillance du gouvernement à son égard. La Californie interdit le foie Gras. Immédiatement, le ministre délégué à l'agroalimentaire, Guillaume Garot, convie l'ambassadeur américain pour une réunion de travail et il s'engage "à travailler avec les professionnels du secteur à des actions concrètes pour valoriser auprès des Californiens et Américains l'excellence gastronomique française, dont le foie gras reste un fleuron."

Fin 2012, le ministre s'est rendu à Moscou pour aider des acteurs de la filière à écouler leurs mets en Russie. "Nous avons obtenu que les ventes de foie gras des sites de Maubourguet dans les Hautes-Pyrénées et Sarlat en Dordogne soient possibles sur la Russie", se félicite ensuite le ministre à son retour.

Plus récemment, Amazon bannit le foie gras de son site. Et Guillaume Garot réagit en indiquant officiellement qu'il "regrette la décision d'Amazon", comme le rapporte l'AFP. "Je veux redire combien les producteurs français ont fait d'efforts depuis des années pour maintenir une vraie qualité de produit en respectant le bien-être animal." Le ministre délégué a également ajouté qu'il défendait "une filière car je défends des emplois en même temps qu'une certaine idée du patrimoine gastronomique."

"Ce marché ne va pas mourir", mais…

Résilient, soutenu par le gouvernement, déploiement sur de nouveaux continents, encore plébiscité par de nombreux consommateurs en dépit des polémiques qui se succèdent : le marché du foie gras se tient toujours sur ses deux jambes et ne semble pas encore sur le point de mettre un genou à terre.

"Il faut être clair, ce marché ne va pas mourir. A court terme, rien ne menace véritablement le secteur", estime Isabelle Senand. Mais la vérité d'un jour n'est pas forcément celle d'après-demain. Et la consultante de Xerfi conclut ainsi que :

le végétalisme, la question du bien-être des animaux sont des questions lancinantes qui s'imposent de plus en plus dans le débat public. Et d'ici quelques années, cela pourrait avoir un impact significatif sur la filière. A mon sens, certains ajustements majeurs sont à prévoir, notamment du côté des producteurs industriels. Tout ne pourra pas demeurer en l'état.

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