Sous-marins à Singapour : comment DCNS tente de couler son rival allemand TKMS (1/2)

Par Michel Cabirol  |   |  1378  mots
L'offre de DCNS est fortement soutenue par l'Elysée. Sur la photo, un Scorpène vendu à la Malaisie
DCNS et son rival allemand TKMS se livrent une guerre totale dans les eaux chaudes du détroit de Malacca. Enjeu, un contrat pour deux sous-marins (et deux en option) évalué à 1,8 milliard d'euros.

A Singapour, DCNS et son rival allemand TKMS (ThyssenKrupp Marine Systems) se livrent une guerre totale pour signer un contrat portant sur la vente de deux sous-marins (plus deux exemplaires en option), seulement armés de torpilles. Une guerre entre le Scorpène de DCNS, qui a remporté de nombreux succès à l'étranger (Chili, Malaisie, Inde et Brésil) et le U218, un projet pour le moment de papier qui sera dérivé du modèle U214, sans aucune référence export.

Pour les deux compétiteurs, cette campagne est très importante. Car c'est d'abord un très joli contrat évalué à 1,8 milliard d'euros pour les deux premiers sous-marins. Au-delà, Singapour fait partie des clients de référence très recherchés par les industriels de l'armement du monde entier. Leur comité d'évaluation est en général apprécié pour le sérieux de leur choix. Enfin, la compétition entre les deux rivaux va se déplacer dans quelques années en Australie, qui reste attentif au choix de Singapour.

La marine australienne compte lancer un appel d'offres pour l'acquisition de douze sous-marins conventionnels de gros tonnage (3.000 à 4.000 tonnes) et capables de lancer un missile de croisière (programme Sea-1000).

Singapour,  un "partenaire stratégique" de la France

Pour l'heure, TKMS a une longueur d'avance mais DCNS, fortement soutenu par l'Etat français, ne rend pas les armes. Et se montre même très agressif sur le plan commercial. Au point de faire douter les Singapouriens ? C'est ce que la France espère après avoir reçu en début de semaine dernière le Premier ministre de la ville-Etat, Lee Hsien Loong, qui a rencontré le 28 octobre François Hollande, et évoqué l'appel d'offres portant sur les sous-marins. Tout comme le Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, et le ministre de la Défense, Jean-Yves Le Drian. Lee Hsien Loong est donc reparti avec la conviction de l'engagement total des autorités françaises sur ce dossier.

Lors de sa visite, le chef de l'État a rappelé que Singapour était un "partenaire stratégique" de la France en Asie du Sud-Est et sur la scène internationale. François Hollande a d'ailleurs souligné les relations étroites et de confiance en matière de défense et de sécurité entre les deux pays. "La France partage avec Singapour des objectifs communs de lutte contre le terrorisme international, la piraterie et une volonté de garantir la libre navigation maritime", a précisé un communiqué de l'Elysée.

TKMS a une longueur d'avance

Depuis le début de l'été, TKMS a la préférence du comité d'évaluation de Singapour. Après avoir déposé début 2013 une première offre, les deux compétiteurs en ont remis une deuxième au printemps, dite Best offer (BO). C'est là que Singapour a opté pour le groupe TKMS, avec lequel il négocie en exclusivité depuis plusieurs mois.

Car DCNS n'a été convoqué que pour une séance de clarification de quelques jours seulement sur sa seconde offre avec la Defence Science and Technology Agency (DSTA), la direction générale de l'armement (DGA) locale.

"Il n'y a pas eu de second round de négociations. Ils n'ont pas réellement considéré au printemps la nouvelle offre de DCNS", explique-t-on à La Tribune.

Pas de chance pour DCNS, sa deuxième offre était beaucoup plus performante que la première.

Un homme qui sent le soufre 

En revanche, les équipes de TKMS, dont un siège commercial est basé à Singapour, ont été invitées à travailler deux mois à Singapour. Un succès pour l'allemand grâce au patron de TKMS international, Jonathan Kamerman, un homme qui sent pourtant le soufre. Cet ancien contre-amiral de la marine sud-africaine avait en effet choisi puis donné le feu vert dans les années 2000 en tant que chef de projet SITRON au ministère de la Défense à Prétoria, à l'acquisition par la marine sud-africaine de corvettes Meko A200 fabriqués par le chantier naval allemand Blohm+Voss.

Quelques mois plus tard, en octobre 2006, il filait à l'anglaise pour prendre un poste à responsabilité… chez Blohm+Voss International à Hambourg, aujourd'hui filiale de TKMS. Ce pantouflage avait alors soulevé un scandale politique en Afrique du Sud. D'où le surnom des corvettes sud-africaines : "Kamerman Klass Korvetten".

Une commission d'enquête (Seriti Commission) tente actuellement de faire la lumière sur cette opération. Jonathan Kamerman a également permis à TKMS de remporter il y a un an le contrat controversé de deux frégates MEKO pour la marine algérienne.

Sous l'impulsion commerciale de l'allemand Ferrostaal qui a précédé Jonathan Kamerman, d'autres ventes de TKMS ont fait par ailleurs l'objet de procès pour corruption, notamment au Portugal et en Grèce, qui a commandé six U214 (2,5 milliards d'euros). Ce contrat a conduit en prison un ministre de la Défense grec. Sur ces six sous-marins, un seul est aujourd'hui opérationnel et il ne donnerait pas satisfaction aux marins grecs. Convaincre la marine de Singapour des qualités d'un sous-marin dérivé du 214 n'a donc pas été si facile pour TKMS...

DCNS serait  10 % moins cher que TKMS

Pour les Français, à la fin de l'été, la messe semble dite. Et ces derniers s'attendent même que la ville-Etat annonce son choix le 9 août, date de la fête nationale de Singapour. Rien ne se passe. A la mi-août, la DSTA poursuit son dialogue avec TKMS. Et pose ses valises en Allemagne. les équipes de la DSTA visitent les chantiers naval d'Hambourg, puis de Kiel avant de débarquer à  Eckenförde, le centre de formation de la marine allemande. Mais aucun contrat n'est signé. Ce qui donne des ailes à DCNS, qui depuis septembre reprend espoir.

Car la dernière offre du groupe naval français a semble-t-il au bout du compte fait son chemin dans les esprits à Singapour. Et elle pourrait être prise en compte par les Singapouriens devant l'insistance de la France et surtout de la qualité de la dernière offre transmise par DCNS fin octobre. Car Paris a mis tout son poids dans la balance pour inverser la tendance. Et le comité d'évaluation des offres, selon nos informations, a déjà estimé que la deuxième offre française était supérieure techniquement et financièrement à celle des allemands. DCNS serait moins cher de 10 %  que TKMS.

Les raisons d'espérer de DCNS

Outre un effort sur le prix, les Français ont également axé leur offre sur la formation des équipages, que n'assure pas la marine allemande. Un des points faibles de l'offre de TKMS. C'est d'ailleurs l'une des mauvaises surprises de la visite de la DSTA à Eckenförde au centre de formation de la marine allemande en août dernier.

Mais surtout, la France s'est engagée à partager avec Singapour une base de données sur la discrétion acoustique des marines étrangères, les fameuses oreilles d'or. Une expérience acquise par la France grâce aux patrouilles des sous-marins nucléaires d'attaque (SNA). Un atout que ne peut d'ailleurs pas proposer la marine allemande, qui n'a pas ce degré de performance.

Des succès français à Singapour

Enfin, le délégué général pour l'armement, Laurent Collet-Billon, a confirmé dans un courrier adressé à son homologue singapourien  tous les transferts de technologies consentis dans le cadre de cet appel d'offres. Un courrier qui est arrivé à la DSTA peu avant le voyage du Premier ministre singapourien. "Nous avons fait tout ce qui était possible de faire pour renverser la tendance", explique-t-on à La Tribune. Après la visite à Paris de Lee Hsien Loong, Singapour donnera-t-il sa chance dans les prochains jours à DCNS ?

Enfin, la France a une crédibilité reconnue à Singapour, où elle a obtenu quelques succès. DCNS a récemment fourni à la marine de la ville-Etat six frégates fortement armées de la classe Formidable, un programme complexe comprenant un transfert de technologies qui a été rondement mené par le chantier naval tricolore. Des frégates dotées en outre du système de missile antimissile Aster 30. Le must de la technologie française. Le 16 septembre, Singapour a à nouveau choisi le missile Aster pour sa défense sol-air.