Quand la France finance à fonds perdus les porte-avions de la Royal Navy

Par Michel Cabirol  |   |  1280  mots
Le porte-avions Charles-de-Gaulle n'aura jamais de "sistership", la crise financière puis budgétaire a eu raison de ce programme
La coopération franco-britannique sur un projet commun de porte-avions a entraîné un important surcoût "de plus de 200 millions d'euros en 2013 pour les finances publiques, sans véritable contrepartie pour la France", estime la Cour des Comptes. Paris n'a jamais lancé la construction du second porte-avions.

Les marins britanniques doivent encore sourire de la naïveté des "Frenchies". Le dernier rapport de la Cour des Comptes va effectivement rappeler de très mauvais souvenirs à la Marine française... et au ministère de la Défense dont le budget a servi à développer deux porte-avions de la Royal Navy commandés en 2008 sans aucune contrepartie. Car le résultat de la coopération lancée en 2006 entre la France et la Grande-Bretagne sur un programme commun de porte-avions (deux pour Londres, un pour Paris) a été un véritable fiasco financier pour le ministère de la Défense français.

"Les dépenses assumées par la France se sont élevées à environ 214 millions d'euros (euros constants), dont 112 millions versés au Royaume-Uni à titre de ticket d'entrée, et 102 millions de contrats industriels liés à la coopération dont les résultats sont aujourd'hui inutilisables", a expliqué ce mardi la Cour des Comptes dans son rapport public annuel 2014. Au total, la France a dépensé 287,5 millions d'euros (constants 2013), dont 73 % au titre des deux années de coopération franco-britannique.

Un programme lancé en 2005 puis arrêté en 2012

Le programme de second porte-avions français a été officiellement lancé en 2005, mais son principe était déjà étudié depuis 1980. Le projet a été suspendu en 2008 et il ne figure plus dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale du 29 avril 2013. Mais déjà en 1988, puis entre 1990 et 1995, les gels de crédits militaires ont toutefois conduit à suspendre à cinq reprises le programme, puis à mettre entre parenthèses la commande du deuxième porte-avions.

En juillet 2002, le ministre de la défense français, Michèle Alliot-Marie, propose à son homologue britannique une collaboration sur le projet CVF (Carrier Vessel Future) en vue de construire deux porte-avions pour la Royal Navy et un pour la Marine nationale française. L'hypothèse d'une telle coopération bilatérale est de nouveau évoquée à l'occasion du sommet du Touquet du 4 février 2003. En novembre 2004, la France et le Royaume-Uni annoncent, lors du sommet de Lancaster House, leur volonté de coopérer dans la construction de trois porte-avions.

En mars 2006, un mémorandum d'entente (MoU) franco-britannique s'inscrit explicitement, dans la continuité de la déclaration franco-britannique du Touquet du 4 février 2003 et de la lettre d'intention signée le 10 avril 2003 entre le délégué général pour l'armement et son homologue britannique.

Une coopération mal née 

"En principe, les accords de coopération industrielle en matière d'armement visent à réaliser des économies sur les programmes concernés. Ils impliquent une répartition équilibrée des investissements et des gains entre les États contractants. Tel ne fut pas le cas du mémorandum d'entente franco-britannique de mars 2006. Dès l'origine, il fut grevé de fortes incertitudes et déséquilibré au détriment de la France", explique la Cour des Comptes.

"Compte tenu des orientations clairement exprimées par le Royaume-Uni dès 2005, la coopération franco-britannique en matière de porte-avions ne pouvait ni aboutir à un partenariat industriel, ni permettre de dégager des économies, précisent les sages de la rue Cambon. Il en est résulté un important surcoût (plus de 200 millions d'euros en 2013) pour les finances publiques, sans véritable contrepartie pour la France".

En outre, rappelle-t-elle, il apparaît que "le champ du mémorandum, ainsi que sa mise en œuvre, procédaient d'une vision beaucoup plus limitée de la coopération franco-britannique". Selon les dispositions de son article 2, l'objectif du mémorandum était d'établir les modalités d'une coopération entre les parties, dans un cadre partenarial, "afin de s'entendre sur une partie commune du design pouvant être utilisée par les deux parties pour concevoir, construire et soutenir un porte-avions français et deux CVF britanniques".

Paris voulait rendre irréversible le lancement du second porte-avions

Dans le cadre de l'accord, la France, qui avait accès aux informations et données techniques de la partie commune du design du programme, s'engage à verser forfaitairement 100 millions de livres, comprenant une part variable de 15 millions de livres, à laquelle s'ajoutent 33 % des coûts constatés au titre de la définition de la partie commune du design jusqu'à fin 2006, soit au total environ 140 millions de livres (205 millions d'euros courants 2013). Au titre de cet accord, la France effectue au profit du Royaume-Uni un paiement équivalent à 70 millions de livres, soit 103 millions d'euros (112 millions d'euros constants 2013). Ce qui correspond à 55 millions de livres au titre des paiements forfaitaires et 15 millions à une partie de la part variable (juillet 2006).

Si la France s'engage dans cette coopération, c'est notamment pour gagner deux ans de développement en acquérant le desing britannique de façon à rendre irréversible le lancement du programme français, déjà sous la contrainte budgétaire. Ce que confirme le ministère de la Défense dans sa réponse à la Cour des Comptes. "Les actions entreprises au cours de la période 2005-2008 (...) ont permis de lever en un temps limité les nombreux prérequis techniques et industriels nécessaires", affirme-t-il.

Une coopération vouée à l'échec, selon la Cour des Comptes

"Plusieurs raisons permettaient de douter, dès 2005, de l'existence d'un projet industriel commun", estime la Cour des Comptes. Elle en recense quatre : des calendriers français et britanniques décalés (2015 pour Paris, 2018 pour Londres), des options techniques divergentes (un porte-avions pour des avions de combat à décollage court et atterrissage vertical pour Londres, catapultes et brins d'arrêt pour Paris), des politiques d'achat difficilement conciliables, une stratégie industrielle britannique centrée sur ses chantiers nationaux en difficulté.

Pour le ministère de la Défense, cette coopération reposait en revanche sur "des calendriers similaires des programmes d'acquisition, des besoins militaires voisins, des choix techniques convergents (tels que le choix d'une propulsion classique) ou compatibles (choix des Britanniques d'opter pour une conception de porte-avions adaptables à différents types d'aéronefs et capable d'accueillir des catapultes)".

La France a financé le développement des porte-avions britanniques

"Dans cette configuration minimale de la coopération industrielle, les économies possibles liées à la coopération franco-britannique étaient estimées à seulement une cinquantaine de millions d'euros pour la France", affirme la Cour des Comptes. En outre, assure-t-elle, "il est clair que les industriels britanniques ne souhaitaient en aucune manière partager la construction des porte-avions, ou même le pilotage de cette construction, avec la partie française". Ce que reconnait aujourd'hui le ministère de la Défense. Mais, l'apport de la coopération pour le projet français ne doit pas être occulté, estime-t-il. Notamment en tenant les délais d'élaborer un dossier de lancement de réalisation du second porte-avions en 2008 "répondant en cela à l'objectif assigné par la loi de programmation militaire 2003-2008".

Dans la période qui a précédé la signature du MoU, une analyse de l'organisation industrielle ainsi que des choix affichés par le gouvernement britannique s'agissant des orientations techniques de la politique d'achats et de l'organisation industrielle, aurait dû "permettre de bien mesurer l'impasse dans laquelle la France s'engageait vis-à-vis de son partenaire britannique", estime la Cour des Comptes. Et de constater que le bilan coût-avantages de cette coopération est "clairement négatif pour la France". Et de conclure que les versements de la France à la Grande-Bretagne "constituent une pure contribution française au financement des porte-avions britanniques dans la phase de définition du programme".

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