Quand Airbus et Safran provoquent un très gros malaise dans la filière spatiale

Par Michel Cabirol  |   |  1318  mots
Le futur lanceur européen provoque des débats au sein de la filière spatiale européenne
L'intention de l'Etat d'abandonner complètement une filière stratégique au secteur privé crée un très fort malaise dans l'ensemble de la filière lanceurs.

A la veille de décisions importantes, le coup de force de juin d'Airbus Group et de Safran, qui ont lancé une OPA sur toute la filière lanceurs (Arianespace et CNES), ne passe toujours pas. Y compris au sein même de leurs propres équipes, qui s'interrogent. L'été a d'ailleurs été propice à de nombreuses correspondances et de lettres ouvertes entre les salariés des sociétés concernées (Airbus, Safran, Arianespace, CNES...) et les responsables politiques. Des lettres qui montrent le malaise général d'une filière qui ne comprend pas pourquoi l'Etat, sans aucun débat national public, laisse "toutes les clés de cette filière à Airbus Space Systems et Safran... sans aucun contre-pouvoir", selon les salariés.

Lettres à François Hollande

Au cœur de l'été, les administrateurs représentant du personnel du conseil d'administration du CNES s'indignent "des menaces qui pèsent sur la capacité de la puissance publique à contrôler efficacement les programmes spatiaux". Dans une lettre datée du 19 août au président de la République, François Hollande, avec copie notamment au Premier ministre, Manuel Valls, les six administrateurs dénoncent "l'objectif de l'industrie est clairement d'affaiblir le CNES, qui défend les intérêts de la puissance publique, seul contrepoids à l'industrie en situation de monopole et dont le seul objectif est de remplir ses objectifs financiers de rentabilité maximale". Et de préciser que "le but de l'industrie est bel et bien de réduire le CNES à une simple agence de quelques centaines de personnes passant des contrats à l'industrie sans réelle capacité de maîtrise des risques et des coûts".

Dans une lettre ouverte datée du 1er septembre et destinée à François Hollande, la CGT Métallurgie, regroupant toutes les entités du spatial (CNES, Snecma, Airbus Defence & Space, Safran, Herakles et Thales) dénonce "un magnifique cadeau... au privé" après "un demi-siècle d'investissement public".  Et de rappeler que la filière spatiale repose sur le principe du retour géographique industriel en proportion du financement apporté par chaque pays membre. "Comment le nouveau consortium réussira-t-il à concilier ce qui est un des fondements de l'Europe spatiale et une organisation prétendument plus efficace dans laquelle ne subsistera qu'une poignée d'industriels ? Qu'en pensent d'ailleurs les autres grands pays contributeurs de l'ESA (l'Allemagne, l'Italie, le Royaume Uni) ?"

Manuel Valls interpelé

Dans un courrier daté du 21 juillet et adressé au Premier ministre, Manuel Valls, ancien maire d'Evry,  les administrateurs salariés d'Arianespace, basé à Evry-Courcouronnes, rappellent que ce qui a fait "la force de notre filière résulte justement dans l'équilibre entre les fonctions de l'Agence spatiale européenne (ESA), du Centre national d'études spatiales (CNES), de l'industrie européenne et d'Arianespace dans un sytème qui, quoiqu'on en dise, a fait ses preuves en s'adaptant aux marchés institutionnel et commercial depuis 40 ans". C'est ce modèle qui a permis au lanceur Ariane 5 d'atteindre "son niveau de fiabilité et de robustesse".

"Mettre fin à un modèle équilibré pour aller vers un modèle où une seule entité détient toute l'activité sans contre-pouvoir et sans assumer tous les risques financiers de ses choix et de ses décisions ne nous parait guère acceptable", regrettent les administrateurs salariés d'Arianespace. "Dans ce schéma, comment comprendre que l'Etat puisse envisager de vendre les parts qu'il détient dans Arianespace, perdant par là-même tout contrôle sur les décisions à venir?", s'interrogent-ils.

Des prix de lancement qui font débat

Dans une analyse titrée "Ariane 6, une convergence technico-économique difficile à construire", le syndicat CFE-CGC d'Herakles s'interroge sur la pertinence du nouveau schéma proposé par les industriels : "D'un point de vue technique, quel que soit le scénario, les deux configurations Ariane 62 et Ariane 64 présentent au moins deux difficultés importantes à surmonter : le nouveau mode d'accrochage des boosters sur le corps central pour assurer une poussée par le bas (sur A5 et A5ME la poussée est reprise par le haut du corps central) et le pas de tir A5 actuel est-il compatible avec les 4 boosters d'A64 ? (problèmes d'acoustique lié à l'allumage de 2 boosters dans le même carneau)".

Surtout, la CFE-CGC s'interroge sur la différence de prix proposés par les deux industriels. "D'un point de vue économique, les coûts de lancement cible annoncés dans la presse
sont-ils compatibles de ces configurations, surtout lorsqu'on les compare à A5ME ?
Comment peut-on passer de 200 millions d'euros (Ariane 5ME, ndlr) à 90 millions d'euros (Ariane 6.4 en doublant le nombre de moteurs à propergol solide et tout en conservant les mêmes moteurs centraux ?"

Un écart inexpliqué

La Tribune a interrogé un spécialiste sur un tel écart de prix entre les deux lanceurs. Voici sa réponse : "la différence de coût entre Ariane 5ME et Ariane 64 interpelle en effet. La valeur fournie pour Ariane 5ME est un peu exagérée par la CGC : on est plus proche de 160 millions d'euros soit un écart de 70 millions d'euros entre les deux versions. Le lanceur Ariane 64 reprend l'étage supérieur d'Ariane 5ME et les propulseurs à poudre de Vega, et son corps central est une version réduite du corps central actuel d'Ariane 5ME. La configuration ne peut donc à elle seule expliquer un tel écart".

Que faut-il en penser ? Soit jusqu'ici Airbus a eu une très belle rentabilité grâce aux investissements des Etats, soit le coût de lancement d'Ariane 64 n'est pas crédible et l'exploitation de ce lanceur nécessitera un soutien financier additionnel de la part des Etats. Dans les deux cas, il semble que Airbus et Safran jouent au poker menteur avec les Etats membres de l'ESA.

Un nouveau statut social à négocier

Enfin, Airbus et Safran invitent les salariés qui vont rejoindre la future entreprise commune à négocier un nouveau statut social. Entre-temps, un gel sera proposé afin que pendant une période de 24 mois, les accords d'entreprise ou de groupe restent applicables aux salariés transférés au sein de la nouvelle entreprise commune (joint-venture). Cette incertitude rajoute au malaise général. Car comme l'explique le syndicat CFTC Astrium, la création d'une joint-venture (JV) est "une méthode d'émiettement juridique en vue d'un rabotage social : les personnes en JV sortent du périmètre et du statut social du Groupe Airbus, statut protégé par la capacité de mobilisation des salariés d'Airbus Commercial Aircraft".

Une nouvelle réunion du comité central d'entreprise (CCE) doit se tenir ce mercredi après la première du 10 juillet. La dernière réunion du CCE est prévue en principe le 17 octobre au cours de laquelle un avis sera rendu sur la création de la JV.

"Nous construisons un Airbus commercial du lancement spatial"

Le directeur de la stratégie d'Airbus Group, Marwan Lahoud, a appelé les responsables institutionnels européens à "prendre les bonnes décisions" concernant l'avenir du lanceur Ariane, qui conditionneront les 40 prochaines années du lancement spatial. "J'espère que ça incitera les institutionnels européens à privilégier Ariane et à prendre les bonnes décisions s'agissant de l'avenir d'Ariane", a-t-il déclaré sur la radio BFM Business.

"Nous sommes à un tournant institutionnel, nous sommes à un tournant industriel", a-t-il poursuivi. "Est-ce que l'Europe maintient une capacité autonome d'accès à l'espace ou non ? C'est tout le débat Ariane 5-Ariane 6". Selon lui, "nous sommes (également) a un tournant industriel. Nous sommes en train de construire l'Airbus, au sens Airbus commercial, l'équivalent de l'Airbus commercial, du lancement spatial". "C'est un changement de business model qu'on est en train de pousser. Ce que SpaceX a démontré, c'est que il y avait un business case du lancement spatial, (que) ce n'était pas seulement une activité subventionnée qui ne pouvait vivre que de l'argent étatique", a poursuivi Marwan Lahoud.