Facturation : l'Agence spatiale européenne est-elle trop gourmande avec la France ?

Par Michel Cabirol  |   |  1543  mots
La Cour des comptes s'explique mal comment le reversement de 106 millions d'euros du budget français à Arianespace en 2012 a pu conduire à facturer à la France 3,7 millions d'euros de frais de traitement par l'ESA
La Cour des comptes estime que "l'évolution du coût de l'intermédiation de l'ESA est particulièrement préoccupant". Et épingle le racket imposé à la France.

L'agence spatiale européenne (ESA) est-elle beaucoup trop gourmande en matière de facturation de ses coûts d'intermédiation aux Etats membres, et particulièrement à l'égard de la France ? Sans aucun doute, selon le rapport de la Cour des comptes "Transport spatial : coûts liés à l'intermédiation de l'Agence spatiale européenne" publié jeudi dernier. "Le taux moyen d'intermédiation de l'ESA (facturé à la France, ndlr) pour les programmes concernés passe de 4,59 % à 9,37 %, soit un doublement" sur la période 2003-2012, constate la Cour des comptes .Elle estime que "l'évolution du coût de l'intermédiation de l'ESA, en matière de maîtrise d'ouvrage du développement et de l'évolution des lanceurs, est particulièrement préoccupant".

Ainsi, pour le développement de nouveaux lanceurs, le coût d'intermédiation global de l'ESA est passé de 12,7 % en 2003 à 16,4 % en 2012 sur les enveloppes financières consacrées à ces programmes. Soit un montant de 259,6 millions d'euros sur 1,9 milliard consacrés aux développements de nouveaux lanceurs sur la période 2003-2012. C'est aussi le cas pour l'évolution des lanceurs existants, passant sur cette période de 2,4 % à 6,6 % (au total 134,6 millions sur un total de 2,9 milliards).

La France doit sortir son porte-feuille

Sur dix ans, la France a payé à l'ESA 176,5 millions d'euros de coûts d'intermédiation sur les programmes de transport spatial. Soit 17,6 millions par an sur un total de 44 millions d'euros, un montant qui correspond, pour l'essentiel, aux frais de la direction des lanceurs de l'ESA (environ 70 agents à Paris). Sur ce dernier montant, "5 % ont servi, sur l'ensemble de la période 2003-2012, à rémunérer les prestations de maîtrise d'ouvrage de l'Agence européenne", écrivent les rapporteurs. Des coûts qui se sont envolés à partir de 2010. Ce que constate la Cour qui note que "sur la période 2003-2012, il est observé une brusque augmentation en 2010, due à la modification du dispositif de comptabilité analytique de l'ESA". Notamment au détriment de la France.

De 2003 à 2012, les frais de l'ESA, au titre du développement, de l'évolution et des infrastructures du Centre spatial guyanais, ont augmenté de 11,5 millions d'euros à 21,1 millions d'euros. Et parallèlement, les coûts totaux des programmes correspondants ont baissé, passant de 394,7 millions d'euros à 256,5 millions. Le taux d'intermédiation a donc presque triplé en dix ans, passant de 2,9 % à 8,2 %.

Le racket de l'ESA sur le programme EGAS

De 2005 à 2012, la Cour des comptes observe pour les programmes de soutien à l'exploitation des lanceurs (EGAS), qui ne débutent budgétairement qu'en 2005, "un mouvement encore plus accentué". Les frais d'intermédiation de l'ESA supportés par la France sont passés de 900.000 euros à 3,7 millions d'euros, pour des dépenses totales pour la France fléchissant de 127,3 millions d'euros à 106 millions. Selon la Cour, "le taux d'intermédiation a quintuplé en huit ans, passant de 0,7 % à 3,5 %, alors qu'il ne s'agit, enfin de compte, que de reverser une subvention à l'exploitant Arianespace".

Pourquoi un tel dérapage ? "On s'explique mal comment le reversement de 106 millions d'euros du budget français à Arianespace en 2012 a pu conduire à facturer à la France 3,7 millions d'euros de frais de traitement par l'ESA, quand bien même les modalités de calcul de l'assiette du reversement nécessiteraient quelques retraitements analytiques. Soit les services de l'Agence européenne sont anormalement coûteux dans ce domaine, soit, ce qui paraît plus probable, les règles de rechargement de divers frais communs de l'ESA aboutissent, dans le cas d'espèce, à un résultat incohérent".

Si la situation ne peut être corrigée au sein de l'ESA, "il conviendrait, estime la Cour, que la France envisage, avec les autres États souscripteurs à ce programme, la possibilité d'externaliser pour le compte de l'ESA le service de la procédure financière EGAS dans le cadre d'un appel d'offres ouvert aux banques européennes". D'autant que selon les sages de la rue Cambon, l'ESA va facturer, conformément aux décisions du conseil ministériel de Naples (novembre 2012), 13 millions d'euros sur une enveloppe de 235 millions à transférer à Arianespace. Soit 5,2 %.

Pourquoi cette envolée des coûts pour la France

Une réforme financière de l'ESA, décidée par le Conseil ministériel de Barcelone en juin 2009 et entrée en vigueur le 1er janvier 2010, et le déploiement du système de gestion comptable ont débouché sur une modification significative du calcul des coûts indirects imputés aux programmes de l'Agence. Mais surtout, sous l'impulsion de l'Allemagne, le Conseil a décidé de mettre fin, pour tous les nouveaux programmes, aux exceptions et exemptions de coûts indirects existant auparavant, dont bénéficiaient notamment les programmes relatifs à Ariane. Ces derniers bénéficiaient d'une exemption totale de répercussion des frais généraux pour les programmes Ariane, approuvés au 1erjanvier 1998, à l'exception des programmes Ariane 5 ARTA et Ariane 5 Évolution.

Ainsi, pour les programmes engagés à partir de 2010, une modification des règles d'imputation des charges générales de l'ESA aboutira "mécaniquement à elle seule, pour les programmes de développement et d'évolution décidés à partir de 2010,à un doublement des frais d'intermédiation" par rapport aux chiffres de 2012, qui avaient déjà enregistré un triplement sur la période 2002-2012. La France n'a donc pas fini de payer pour l'ESA. "La nouvelle règle a pour effet de faire supporter par la France, au titre des programmes Ariane, une quote-part artificiellement élevée des coûts généraux", estime la Cour des comptes.

Ce changement est-il équitable pour la France ?

La Cour considère ce changement comme une très mauvaise décision pour la France. "On peut douter du caractère équitable de la nouvelle règle qui lui a été imposée par ses partenaires, dans la mesure où elle participe proportionnellement plus que tous les autres États membres aux programmes de lanceurs, explique le rapport. Ces derniers, en effet, continuent à ne pas utiliser les infrastructures ESA et à mobiliser proportionnellement moins de personnel ESA que les autres programmes (malgré une montée en puissance de la direction des lanceurs de l'ESA à Paris depuis 2003)".

Selon la Cour des comptes, les raisons qui avaient conduit à décider ces exemptions n'ont pas disparu, "le CNES continuant à assurer à titre gratuit la majeure partie des prestations relevant de la maîtrise d'ouvrage d'Ariane". Donc, le principe même de l'exemption reposait sur un constat objectif : les programmes de lanceurs n'utilisent pas les infrastructures communes de l'ESA, et ils développent et maintiennent tous les équipements nécessaires au lanceur Ariane (outillages, bâtiments, ensemble de lancement, etc.). "Ce constat demeure valable aujourd'hui", rappellent les auteurs du rapport.

Vers une renégociation ?

Selon la Cour, la France devrait renégocier la décision de Barcelone pour l'ensemble des nouveaux programmes Ariane décidés depuis le Conseil de Naples, ainsi que pour ceux qui seront éventuellement arrêtés à Luxembourg, à la fin de 2014, "dans la mesure où il semble démontré qu'elle entraîne le paiement de charges indues". Car bien que le CNES à la suite de l'échec du vol 517 et de la remise en vol d'Ariane 5 ECA a perdu la délégation de maîtrise d'ouvrage, il apporte ses compétences techniques et de management des programmes lanceurs dans le cadre d'une mission d'assistance à maîtrise d'ouvrage.

Mais Matignon ne veut pas de renégociation. "Aujourd'hui, l'objectif principal étant de trouver un compromis sur le financement du programme Ariane 6, il pourrait être contre-productif de rajouter des points de friction potentiels en rouvrant une négociation close", affirme ainsi le Premier ministre Manuel Valls dans sa réponse à la Cour. En outre, explique-t-il, "il s'agit de relativiser l'effet sur les finances publiques françaises de l'abrogation de diverses exemptions d'imputation de frais généraux, décidée par le Conseil de Barcelone, au programme LEAP Ariane -EGAS : sur les 13 millions d'euros de coûts d'intermédiation, sur deux ans, affichés dans le rapport, la France devrait en prendre à sa charge 57 % environ".

L'ESA paie beaucoup mieux que le CNES

Les frais de la direction des lanceurs de l'ESA sont en forte croissance sur la période, souligne la Cour. Sur la base des facturations ESA, ils sot passés de 24,7 millions d'euros pour 2003 à 68,9 millions pour 2012. La Cour constate qu'en "termes de structures dédiées à la maîtrise d'ouvrage des programmes de lanceurs Ariane, la direction des lanceurs de l'ESA coûte, dans la période récente, environ 50 % de plus que la direction des lanceurs du CNES (68,9 millions/45,6 millions), tout en employant environ deux fois moins de personnels (70/150).

Pourquoi  une telle différence ? "Le coût de la maîtrise d'ouvrage des programmes de développement et d'évolution d'Ariane comporte principalement des coûts salariaux : or les rémunérations d'activité des agents de l'ESA sont près du double de celles des agents du CNES (supérieures de 82 % en 2012) et ont enregistré, sur la période 2008-2012, une évolution de 31 % supérieure à celle du CNES (+ 0,88 % contre + 0,6 7% l'an)", détaille la Cour. Ainsi, la rémunération brute moyenne annuelle des agents de l'ESA est passée, sur la période 2008-2012, de 107.300 euros à 112.200 euros. Sur la même période, celle des agents du CNES, hors charges sociales, est passée de 59.600 euros à 61.600 euros.