Derrière la crise du 737 MAX, un régulateur laxiste et un climat délétère chez Boeing

Par Luc Olinga, AFP  |   |  1645  mots
(Crédits : Denis Balibouse)
La facture du B 737 MAX est très salée pour Boeing : près de 8 milliards de dollars depuis l'immobilisation de l'avion à la suite de l'accident d'un appareil de ce type d'Ethiopian Airlines en mars dernier. Le MCAS, le système anti-décrochage de l'avion est impliqué dans ces deux accidents qui ont fait 346 morts. Comment en est-on arrivé là ? Le constructeur a-t-il fait preuve de négligence ?

>> Article du 06/08/2019 06:48 | Mise à jour 07/08/2019 14:00

Les vols 610 de Lion Air et 302 d'Ethiopian Airlines se sont écrasés dans des conditions similaires: quelques minutes après le décollage, le Boeing 737 MAX part en piqué et les équipages échouent à le redresser. Les crashs ont fait 346 morts. Les essais menés par le constructeur avaient pourtant révélé un problème similaire, provoqué par le système anti-décrochage MCAS, qui pouvait faire piquer du nez l'avion, de manière répétée, même dans des conditions normales.

Boeing choisissait les ingénieurs pour les contrôles

Cette découverte était la preuve que le MCAS changeait notablement le comportement du MAX en vol. Il nécessitait par conséquent un examen minutieux du régulateur, une formation adéquate des pilotes et devait être inclus dans le manuel de vol, auquel les pilotes se réfèrent pour se sortir d'une situation difficile ou inhabituelle.

Mais il n'en a rien été. Jusqu'à l'accident de Lion Air en octobre, le MCAS ne figurait pas nommément dans la documentation des pilotes.

Boeing a décrit le MCAS comme un système ne pouvant s'activer que dans des conditions anormales dans les premiers documents transmis à l'Autorité américaine de l'aviation civile (FAA) en vue de la certification de l'appareil. Plus tard Boeing a amendé les critères, mais continué à minorer l'importance du logiciel jusqu'au moment de l'homologation, indique la compagnie Southwest, plus grosse cliente du MAX avec 34 exemplaires.

La FAA, présente lors de l'incident en vol d'essai selon une source gouvernementale, a homologué le MAX sans l'avoir inspecté indépendamment et sans tester le MCAS. Grâce à une procédure baptisée ODA adoptée en 2005 sous la pression du lobby aéronautique, sur fond de dérégulation et de baisse du budget de l'agence, Boeing choisissait les ingénieurs devant inspecter ses avions, la FAA apposait son sceau.

"Le MCAS !... Quésaco ?"

Les employés de la FAA ne se sont rendu compte qu'après l'accident de Lion Air fin octobre 2018 qu'ils ne connaissaient pas vraiment le fonctionnement du MCAS, dit à l'AFP une source gouvernementale. Il n'avait par exemple jamais été mentionné que le pilote pourrait avoir des difficultés à reprendre le contrôle de l'avion.

Au lieu d'ordonner alors l'immobilisation au sol du MAX, la FAA a émis le 7 novembre une consigne de navigabilité rappelant aux pilotes les procédures d'urgence. Elle avait également demandé à Boeing de fournir un correctif sur lequel travaillait l'avionneur au moment de l'accident d'Ethiopian cinq mois plus tard.

La FAA et Boeing défendent la procédure d'homologation du MAX, chacun répétant qu'elle s'est faite dans les règles.

"La certification du programme 737 MAX a impliqué 110.000 heures de travail de la part du personnel de la FAA, y compris effectuer ou soutenir 297 essais en vol", a répondu à l'AFP un porte-parole.

Le MAX est cloué au sol depuis mi-mars et des incertitudes entourent son retour dans le ciel. Boeing a menacé d'en suspendre la production. Des milliers d'emplois sont en jeu et des dizaines de milliers de vols ont déjà été annulés jusqu'à janvier 2020.

Plusieurs enquêtes sont ouvertes sur l'accident comme sur les procédures de certification et le développement du MAX. Boeing a mis en place un comité pour évaluer ses processus.

La rentabilité avant la sécurité ?

Le développement du MAX à compter de 2011 s'est fait dans un contexte difficile. Airbus avait pris une longueur d'avance dans le segment lucratif des monocouloirs, avec l'A320 Neo, alors que Boeing connaissait des problèmes avec le long courrier 747-8 et l'avion ravitailleur KC-46. Et surtout, le 787 accusait près de trois ans de retard.

A ceci s'ajoutait un climat social délétère, marqué par une grève inédite de 58 jours des machinistes en 2008.

"Communiquer de mauvaises nouvelles était généralement vu comme mauvais pour ta carrière", renchérit Richard Aboulafia.

Pour ce spécialiste de Boeing depuis plus de 30 ans, le PDG d'alors, Jim McNerney "n'avait qu'une priorité: les actionnaires".

Sous sa férule, de 2005 à 2015, l'action Boeing est passée de 64,68 dollars à 138,72 dollars. Boeing a reversé 78 milliards de dollars à ses actionnaires lors des 15 dernières années, contre 11 milliards d'euros pour Airbus, a calculé Bank of America Merrill Lynch.

"Nous n'avons pris aucun raccourci ni sorti le MAX avant qu'il ne soit prêt. La sécurité est toujours la priorité numéro un", répond Boeing.

L'avionneur affirme également ne pas privilégier les actionnaires par rapport à ses produits ou ses employés.

Au contraire, affirme Arthur Wheaton, enseignant à l'université Cornell à New York et spécialiste des relations de travail dans l'aéronautique.

"La culture de Boeing n'est pas de valoriser ses employés, mais d'essayer de donner davantage de pouvoir, d'autorité et d'autonomie à ses dirigeants pour que le travail soit fait au meilleur coût", fustige-t-il.

Des changements en vu en interne

Depuis l'éclatement de la crise du MAX, des petits changements se dessinent. Boeing s'est excusé, même si ce fut 25 jours après l'accident d'Ethiopian.

"Je ne me souviens pas avoir entendu Boeing s'excuser pour un accident impliquant un de ses avions. Ils ont toujours blâmé les pilotes", note Scott Hamilton, expert chez Leeham.

Jim Hall, l'ancien chef du bureau américain enquête accident (NTSB), se souvient aussi de la réticence du groupe à admettre un quelconque défaut de conception lors d'accidents de 737 aux États-Unis en 1991 et en 1994.

"Nous reconnaissons que nous n'avons pas toujours communiqué au mieux avec les pilotes, les régulateurs et les clients. Nous allons nous améliorer", promet Boeing.

Côté FAA on promet d'intégrer "tous les changements qui amélioreraient nos activités de certification".

Guerre des constructeurs, Airbus en embuscade

Airbus est-il le grand gagnant des déboires du 737 MAX ? Si les chiffres de livraisons et de commandes le suggèrent, le tableau d'ensemble est plus contrasté.

Le groupe de Toulouse a fait profil bas depuis l'immobilisation au sol du 737 MAX. Mais la suspension des livraisons et la réduction de la production du MAX auxquelles s'ajoutent les incertitudes entourant son retour dans le ciel ont braqué les projecteurs sur Airbus en difficulté avec l'A380 qui ne se vent plus.

Lire aussi : Airbus A380 : la triste fin d'un magnifique paradoxe

D'autant plus que des compagnies aériennes, qui ont dû annuler des milliers de vols, ne cachent plus leur frustration vis-à-vis de Boeing.

"On peut dire qu'Airbus est gagnant à la marge", tempère Richard Aboulafia, expert chez Teal Group.

Le constructeur européen a livré 389 appareils sur les six premiers mois de l'année, en hausse de 28% sur un an, contre 239 avions (-37%) pour Boeing. C'est la première fois depuis 2011 qu'Airbus devance Boeing sur cet indicateur de la rentabilité dans l'aéronautique et est en passe de lui ravir, cette année, la couronne de premier constructeur aéronautique mondial aussi bien en termes de livraisons que de commandes.

Le fabricant de l'A380 caracole également en tête sur ce dernier point, avec 88 appareils nets commandés au premier semestre, tandis que le compteur de Boeing est négatif (-119 appareils).

Au salon aéronautique du Bourget, Airbus a enregistré des ordres de commande pour 383 avions évalués à 44 milliards de dollars au prix catalogue, soit 10 milliards de plus que Boeing qui a toutefois limité la crise de confiance vis-à-vis du MAX avec une lettre d'intention de IAG (British Airways, Iberia) d'acquérir 200 appareils.

Airbus a également pris de vitesse Boeing sur le segment de milieu de marché (entre les moyen et les long-courriers) en dévoilant l'A321 XLR (240 sièges maximum). Cet avion offre aux compagnies la possibilité d'ouvrir de nouvelles lignes long-courrier entre des villes secondaires avec un monocouloir, moins cher, plus facile à remplir et donc plus rentable. Focalisé sur le retour en vol du MAX, Boeing a dû repousser à l'an prochain une éventuelle annonce de lancement d'un nouvel appareil, le NMA.

Pas de désertion massive... pour le moment

Pour autant, "Boeing n'a pas enregistré d'annulation de commandes importantes, ni de défection", fait observer M. Aboulafia.

La compagnie à bas coûts saoudienne Flyadeal a certes annulé une commande de MAX mais ce n'était qu'un protocole d'accord et non un ordre ferme, font remarquer les experts.

La donne pourrait changer à compter de fin septembre, confie Michel Merluzeau. A cette date, les compagnies aériennes pourraient faire jouer des clauses dans leurs contrats leur permettant d'annuler sans frais une commande, explique cet expert chez Air Insight Research.

"C'est là où nous verrons vraiment si Airbus a bénéficié de cette tragédie", assure-t-il.

Et même si Airbus enregistrait une flopée de commandes, pourrait-il proposer, au vu de son carnet d'ordres déjà garni, des délais et créneaux de livraison acceptables ?

"Si vous enregistrez des commandes mais ne pouvez pas livrer, ça implique des coûts considérables. Des augmentations de cadences de production impliquent aussi des investissements lourds et une planification industrielle sur cinq ans", avertit M. Merluzeau.

Pour Richard Aboulafia, il faudrait des années pour répondre à la demande car "Airbus a déjà des contraintes capacitaires" et il n'est pas sûr que sa chaîne de fournisseurs suive un rythme de production effréné et exigeant d'eux des millions de dollars d'investissements supplémentaires.

Les deux experts font remarquer que l'augmentation récente des cadences de production chez Airbus a causé des difficultés et des retards importants chez les motoristes, Pratt&Whitney et CFM International, co-entreprise entre General Electric et Safran, dont le moteur équipe également le 737 MAX et le C919 du groupe chinois Comac. Airbus prévoit de produire, par mois, 60 exemplaires du programme A320 (A321 et A320 NEO, concurrent du MAX) cette année et de monter à 63 unités en 2021.