Essor des compagnies du Golfe : l'inquiétude est mondiale

Par Fabrice Gliszczynski  |   |  1405  mots
Selon les compagnies américaines, Qatar Airways, Emirates et Etihad ont reçu 40 milliards de dollars de subventions au cours des dix dernières années
Alors que la France et l'Allemagne vont saisir officiellement la Commission européenne pour qu'elle négocie avec les Emirats et le Qatar "des conditions de concurrence équitables", les compagnies américaines demandent à Washington de freiner l'accès des compagnies du Golfe aux Etats-Unis. En Asie aussi, la Chine et le Japon veillent à ne pas trop ouvrir leur marché.

Le débat sur la concurrence équitable ou pas des compagnies du Golfe dure certes depuis douze ans, plus exactement depuis que Jean-Cyril Spinetta, le président d'Air France à l'époque, l'a porté sur le devant de la scène en octobre 2003 lors d'un forum à Cannes. Pourtant il n'a jamais été aussi présent dans le transport aérien, et ce, au niveau mondial.

Si ce débat était essentiellement porté jusqu'ici par quelques rares compagnies comme Air France, KLM, Qantas (avant que cette dernière ne passe sous l'aile d'Emirates en 2013), Air Canada, il est relayé aujourd'hui par d'autres mastodontes du secteur comme Lufthansa en Europe, ou les trois géants américains, Delta, United et American Airlines, tous préoccupées par la puissance de feu d'Emirates (Dubai), Etihad (Abou Dhabi) et Qatar Airways. Une inquiétude qui s'étend aussi en Asie, en Chine et au Japon notamment.

"Ce n'est plus seulement un problème européen, c'est aussi un problème américain et asiatique", explique-t-on au sein d'Air France.

Aides d'Etat

Tous dénoncent les soutiens directs ou indirects dont disposent les compagnies du Golfe de la part de leur Etat-actionnaire, et qui leur permettent de financer une croissance vertigineuse. "Cette concurrence est déloyale. Ces compagnies touchent des subventions, ont accès au carburant à prix coûtant, paient des redevances réduites pour leur infrastructures aéroportuaires et disposent d'un environnement social et fiscal avantageux", a déclaré ce jeudi au Sénat, le ministre des Transports Alain Vidalies, lors d'un débat sur la transparence dans le transport aérien, qui a tourné à une charge unilatérale à l'égard des compagnies low-cost et de celles du Golfe.

 "Les grandes compagnies américaines affirment que les trois transporteurs du Golfe ont bénéficié de 40 milliards de dollars de subventions pendant 10 ans", a déclaré le député UMP Pascal Allizard.

Un chiffre calculé par les transporteurs américains dont le Pdg d'Emirates, Tim Clark, tout en niant recevoir des subventions, s'est dit "très intéressé de savoir comment il a été calculé".

Selon un proche d'une compagnie américaine, ces dernières prétendraient connaître les comptes des compagnies du Golfe. Un point pour le coup surprenant dans la mesure où seule Emirates publie ses comptes.

"Ce chiffre correspond au niveau de subventions calculé par les compagnies américaines en tenant compte des critères de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Si le transport aérien était dans l'OMC, ce serait sa plus grosse affaire", explique la même source.

Souveraineté nationale

Le transport aérien est en effet régi par l'Organisation internationale de l'aviation civile (OACI), où les pays européens demandent d'associer la poursuite de la libéralisation à l'adoption de règles concurrentielles communes concernant notamment les aides d'État. Un dossier très compliqué car il se heurte très vite au principe de souveraineté des États.

"Les aides d'État se retrouvent sous toutes les formes, explique un expert. Très vite, on tombe sur des questions de fiscalité qui relèvent des politiques nationales. Il n'y a pas de règles mondiales sur les aides d'État."

Les formes d'aides sont variées, en effet. Dans les années 2000, le financement par l'Etat fédéral des coûts de sûreté était considéré par exemple par beaucoup d'experts européens comme une aide d'État. Même si ce n'était pas spécifique aux compagnies aériennes, la mise sous la protection du chapitre 11 de la loi sur les faillites de la moitié du transport aérien américain, qui a permis aux compagnies de se refaire une santé, a également constitué un avantage.

Le transport aérien est stratégique pour les pays du Golfe

Dans ce débat, Emirates a toujours nié recevoir des subventions directes et a toujours fait valoir que ses comptes étaient publiés et audités par un organisme international. Des enquêtes de l'AEA (Association of European Airlines) sur le sujet, il y a quelques années, n'avaient rien donné. Le sujet est plus opaque pour Qatar Airways ou Etihad qui, elles, ne communiquent pas leurs comptes, à part le chiffre d'affaires pour Etihad.

"Le point clé dans ce débat, confiait en juin dernier à La Tribune Thierry Antinori, Executive Vice-President Chief Operating Officer d'Emirates, c'est que les Etats du Golfe considèrent le transport aérien comme une activité stratégique. Ils ont par conséquent investi massivement dans les infrastructures et ont mis en place un cadre réglementaire et juridique permettant de développer le transport aérien. Les aéroports sont par exemple ouverts 24h sur 24h et nous n'avons pas de taxes à Dubai, contrairement aux pays européens. C'est le droit de chaque pays de définir les secteurs qu'ils jugent stratégiques. Par exemple, les EAU n'ont pas d'industrie automobile. L'Europe n'a pas estimé que le transport aérien était stratégique. C'est son droit, mais on ne doit pas blâmer les Etats du Moyen-Orient d'avoir fait le choix contraire. Au lieu de critiquer les Etats du Golfe, on ferait mieux de s'en inspirer."

Pression des compagnies américaines

Aujourd'hui, les Pdg de Delta, United et American font pression sur les autorités américaines pour que les Etats-Unis freinent l'accès au marché américain aux compagnies du Golfe. Conformément à sa volonté de signer le maximum d'accords de ciel ouvert avec les autres pays, les services aériens entre les Etats-Unis et les pays du Golfe sont libéralisés. Les compagnies du Golfe ont ainsi un accès illimité au marché américain.

En Asie, les compagnies du Golfe ont bénéficié de l'ouverture d'un grand nombre de marchés (Inde, Thaïlande, Singapour, Australie...), mettant en difficultés les compagnies historiques. Une partie substantielle du trafic Europe-Asie et Europe-Australie/Nouvelle-Zélande passe désormais par les hubs du Golfe. En revanche, la Chine continue de s'en tenir à des accords bilatéraux stricts, tandis que le Japon trouve des parades pour protéger ses compagnies, en refusant d'attribuer des créneaux horaires sur l'aéroport de Tokyo-Haneda, très apprécié de la clientèle en raison de sa proximité avec Tokyo. A tel point que le Pdg de Qatar Airways, Akbar Al Baker vient de menacer de cesser de desservir Tokyo si la situation ne changeait pas. Début janvier, lors de la présentation de l'A350, il avait fait remarquer que certains pays africains étaient frileux pour accorder plus de droits.

La France coupe les robinets des droits de trafic

En Europe, la France maintient sa position de geler de nouveaux droits de trafic. "C'est clair. Plus aucun droit de trafic", a rappelé Alain Vidalies. Avec son collègue allemand, ce dernier "va saisir officiellement la Commission européenne pour qu'elle relance les discussions avec les compagnies du Golfe afin d'établir les conditions d'une concurrence équitable". Alain Vidalies veut faire entendre la voix de la France sur ce sujet lors du prochain conseil européen des ministres des transports, début mars.

Mi-janvier, le Pdg d'Air France-KLM, Alexandre de Juniac, et son homologue chez Lufthansa, Carsten Spohr, ont rencontré la nouvelle commissaire européenne aux Transports, Violeta Bulc, pour l'alerter sur le sujet.

En outre, la Commission travaille sur l'élaboration d'un instrument de défense commercial, plus efficace que le Règlement 868/2004 "concernant la protection contre les subventions et les pratiques tarifaires déloyales causant un préjudice aux transporteurs aériens communautaires dans le cadre de la fourniture de services de transport aérien de pays non membres de la Communauté européenne".

A part la France et l'Allemagne, la quasi-totalité des pays ont signé un accord de ciel ouvert avec les Emirats du Golfe.

En juillet dernier, lors du Paris Air Forum organisé par La Tribune, Jean-Cyril Spinetta, aujourd'hui président d'honneur d'Air France-KLM, avait fait toute une série de propositions pour retourner la situation face aux compagnies du Golfe. Il suggérait que les Etats européens définissent un mandat à la Commission permettant d'obtenir des conditions de concurrence équitables sur trois points : "la gouvernance, la réciprocité, et la transparence financière".

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