Air France-KLM confie les rênes à un Canadien, l'intersyndicale sort les dents

Par Fabrice Gliszczynski  |   |  2205  mots
Benjamin Smith, numéro deux d'Air Canada. (Crédits : Clodagh Kilcoyne)
Air France-KLM a réuni ce jeudi son conseil d'administration au cours duquel le choix de Benjamin Smith comme prochain directeur général du groupe a été entériné. L'intersyndicale est vent debout.

Près de trois mois quasiment jour pour jour après la démission de Jean-Marc Janaillac du poste de PDG d'Air France à la suite d'un référendum perdu sur sa proposition salariale, le groupe aérien français a enfin un successeur. Selon nos informations, confirmant celles de Libération, un conseil d'administration se tiendra ce jeudi 16 août pour entériner le nom de Benjamin Smith, numéro deux d'Air Canada, au poste, non pas de PDG comme l'était Jean-Marc Janaillac, mais de directeur général d'Air France-KLM. Il devrait également faire partie des conseils d'administration d'Air France et de KLM (ce dernier ayant toujours été fermé aux patrons d'Air France-KLM). Le gouvernement français a annoncé ce jeudi que l'Etat, plus gros actionnaire avec 14,3% du capital d'Air France-KLM, voterait en faveur du Canadien.

"Le conseil d'administration se prononcera ce soir, mais je peux vous dire que le représentant de l'Etat votera en faveur de cette nomination", a déclaré le ministre de l'Economie et des Finances Bruno Le Maire dans une déclaration à Reuters.

Sans citer nommément Benjamin Smith, Bruno Le Maire a  précisé  qu'il "estimait que le comité de nomination a fait un très bon travail, que le profil qui est désormais retenu (...) est un excellent profil, une personnalité qui remplit toutes les conditions que l'Etat actionnaire avait posées dans cette nomination". Anglophone mais maîtrisant la langue française, Benjamin Smith est actuellement directeur de l'exploitation d'Air Canada, où il est entré en 2002, et membre du comité exécutif depuis 2007.

Nommée présidente non exécutive au moment du départ de Jean-Marc Janaillac le 15 mai, Anne-Marie Couderc, par ailleurs présidente du comité de nomination, devrait prolonger l'intérim.

Pour rappel, c'est à l'aide de l'Américain Steven Wolf et de l'indo-américain Rakesh Gandwall, tous deux en provenance de United Airlines, que Christian Blanc redressa Air France entre 1994 et 1995.

L'intersyndicale vent debout

Évoquée dès le 13 juillet par La Tribune, la piste canadienne a été confirmée par Le Monde le 8 août, au lendemain d'un tweet du président du SNPL d'Air France, Philippe Evain, dévoilant le nom de Benjamin Smith. Ce choix constitue une révolution pour le groupe français. Depuis sa création en 2004, il a toujours été dirigé par un Français. Le choix de Benjamin Smith n'est, en revanche, pas du goût de l'intersyndicale, dont le leadership est tenu par le puissant syndicat des pilotes SNPL, vent debout contre la nomination d'un "candidat étranger dont la candidature serait poussée par un groupe industriel concurrent, Delta", est-il écrit dans un communiqué. Partenaire depuis près de vingt ans d'Air France puis d'Air France-KLM quand le groupe a été créé en 2004, Delta est actionnaire à hauteur de 9% d'Air France-KLM depuis un an.

Selon plusieurs sources en effet, le SNPL défendait la candidature de Thierry Antinori, 56 ans, un Français très connu à Air France pour y avoir fait un passage remarqué entre 1986 et 1997 avant d'être débauché par Lufthansa, où il grimpa tous les échelons pour arriver au conseil d'administration avant de partir en 2010 chez Emirates, où il est aujourd'hui le numéro deux et potentiel futur numéro un. Avant Thierry Antinori, qui n'avait pas demandé un tel soutien, le SNPL poussait la candidature de Pascal de Izaguirre, un ancien d'Air France également, aujourd'hui à la tête du groupe TUI en France et de sa filiale Corsair.

Au début du processus de recrutement, le comité de nomination avait pourtant placé Thierry Antinori en tête de liste avec Fabrice Brégier, l'ancien président d'Airbus Commercial Aircraft (lequel a immédiatement refusé le poste). Mais, après avoir essuyé un tir de barrage fin juin, notamment de Delta, quand il avait fait le choix de Philippe Capron, le directeur financier de Veolia (il a quitté l'entreprise depuis), le comité de nomination, secondé dans ses travaux par Delta et China Eastern (également actionnaire à hauteur de 9% depuis un an), a très vite privilégié la piste de Benjamin Smith. Depuis la première semaine de juillet, le Canadien est devenu la priorité du comité de nomination. Une quinzaine de jours plus tard, Air France-KLM négociait bel et bien sa venue, même si, ces derniers jours, le nom du Français Eric Schulz, le nouveau directeur commercial d'Airbus, a été évoqué.

Une rémunération trois fois plus élevée que celle de Janaillac

Les négociations entre le comité de nomination et Benjamin Smith butaient essentiellement sur les conditions financières. Benjamin Smith, qui demandait notamment la compensation de ses stock-options chez Air Canada, pourra percevoir au maximum jusqu'à 4,25 millions d'euros par an s'il atteint les objectifs qui lui seront assignés (la partie fixe est de 900.000 euros). Trois fois plus élevée que celle de Jean-Marc Janaillac, cette rémunération flirte avec celle des dirigeants des groupes concurrents. Willie Walsh, le directeur général d'IAG (British Airways, Iberia, Aer Lingus, Vueling, Level) a par exemple gagné 4 millions de livres en 2017 (il avait même gagné 8,8 millions en 2015, avec tous les bonus). Casten Spohr, le président du directoire du groupe Lufthansa a gagné 4 millions d'euros.

La rémunération de Benjamin Smith  montant provoque la grogne de l'intersyndicale, agacée de ne pas avoir vu ses revendications salariales (+6% puis +5% hors avancement automatique) acceptées malgré 15 jours de grève qui ont coûté plus de 350 millions d'euros au groupe.

Le choix de Delta ?

Benjamin Smith a-t-il été imposé par la compagnie américaine, omniprésente dans ce dossier? Après avoir contribué à éliminer la candidature de Philippe Capron, Delta a exigé d'être consulté par le comité de nomination, puis a imposé son modèle de gouvernance avec une dissociation des fonctions de président et de directeur général. "Non, Ben Smith n'est pas poussé par Delta", assure-t-on aujourd'hui. Pourtant, les informations parues le 13 juillet dans La Tribune au sujet de la piste canadienne reposaient sur des sources qui, à ce moment-là, indiquaient le contraire.

Quand bien même Delta a pesé dans ce choix, difficile d'affirmer que Benjamin Smith est un satellite américain, comme l'avance l'intersyndicale. Air Canada n'a en effet aucun lien avec Delta. La compagnie canadienne est membre de l'alliance Star Alliance composée notamment de United et Lufthansa, concurrente de celle d'Air France-KLM et de Delta, Skyteam.

Une réputation de négociateur hors pair

Il ne faut pas non plus exclure que les dirigeants de Delta aient suggéré le nom de Benjamin Smith car ils estimaient qu'il avait tout simplement le bon profil. Benjamin Smith s'est en effet taillé une réputation de négociateur hors pair en parvenant à signer avec les personnels navigants les accords sociaux sur la filiale low-cost Air Canada Rouge en 2015.

"Si vous cherchez quelqu'un pour gérer les pilotes, c'est un bon choix", a estimé une source industrielle à l'agence Reuters, en ajoutant que Benjamin Smith avait personnellement pris en main les pourparlers pour ramener les syndicats d'Air Canada à la table des négociations.

Si ces faits d'armes n'ont pas franchi l'Atlantique, ils sont évidemment connus de tout le monde du transport aérien nord-américain.

Reprise des négociations sur les salaires ?

Le comité de nomination et le gouvernement n'ont donc pas cédé aux pressions du SNPL qui, depuis plusieurs jours, se démène dans la presse pour faire capoter sa nomination. Benjamin Smith va donc arriver en terrain miné. Le SNPL a en effet menacé de relancer des grèves en septembre si les négociations salariales ne reprenaient pas. L'intersyndicale a indiqué qu'elle se prononcerait le 27 août sur les actions à mener.

Pour autant, "le Canadien a-t-il intérêt à suivre le calendrier du SNPL à la veille des élections du syndicat en fin d'année? N'a-t-il pas intérêt à attendre le résultat des urnes, plutôt que négocier un accord qui pourrait être interprété par le SNPL comme une victoire et favorisait la réélection de son bureau ?"s'interroge un observateur.

Depuis les dernières élections fin 2014, le SNPL est dirigé par la branche dure du syndicat. L'absence de reprises des négociations salariales risquerait d'aviver les tensions chez les syndicats, alors que l'actuel directeur général d'Air France, Franck Terner, avait placé comme préalable à la reprise des négociations la mise en place d'une nouvelle gouvernance.

Si la nomination de Benjamin Smith ne résout rien pour l'heure, elle montre néanmoins une volonté du gouvernement français d'ouvrir une nouvelle page de l'histoire d'Air France-KLM et d'Air France en bouleversant sa façon de fonctionner.

Dernière heure : Le conseil a validé la nomination de Benjamin Smith. Il prendra ses fonctions avant le 30 septembre.

Lire ici le communiqué d'Air France-KLM

Le Conseil d'administration d'Air France-KLM, réuni le 16 août 2018, a décidé de nommer Benjamin Smith Directeur général d'Air France-KLM.

Benjamin Smith  est un dirigeant reconnu du secteur du transport aérien au plan international. Il a joué un rôle majeur au cours des 20 dernières années au sein d'Air Canada, dont il a été un acteur clé du développement économique et commercial, de la transformation, de la création de valeur et de l'engagement des équipes de la compagnie. Il était jusqu'à ce jour President Airlines et Chief Operating Officer d'Air Canada.

Benjamin Smith prendra ses fonctions chez Air France-KLM au plus tard le 30 septembre 2018. Dans l'intervalle, la gouvernance de transition mise en place le 15 mai 2018 reste en place. Anne-Marie Couderc, Présidente non exécutive du Conseil d'Air France-KLM et d'Air  France, et le Comité de Direction Collégiale du groupe continuent d'exercer leurs responsabilités.

Dès son arrivée, Benjamin Smith prendra la direction générale exécutive du Groupe Air-France-KLM et en déterminera l'organisation. Il sera chargé en priorité de redynamiser Air France, de donner une profonde impulsion stratégique au Groupe, et de travailler avec les équipes à une nouvelle approche managériale.

Le Conseil a décidé que Benjamin Smith sera nommé dès que possible administrateur d'Air France-KLM, avec le plein soutien de l'Etat français. Le Conseil annoncera dans les meilleurs délais l'évolution de la gouvernance concernant les missions et les modalités d'exercice de la présidence non exécutive d'Air France-KLM et d'Air France.

Anne-Marie Couderc a déclaré : « L'arrivée de Benjamin Smith est une excellente nouvelle pour le groupe. Benjamin est un leader mondialement reconnu du secteur aérien qui a réussi la transformation d'Air Canada. Homme de dialogue, il a défini et mis en œuvre des accords historiques gagnant-gagnant de long terme avec les partenaires sociaux, au bénéfice des équipes d'Air Canada, et de toutes les parties prenantes. Benjamin Smith apportera sa connaissance profonde du secteur et son énergie pour renouveler le dialogue avec les équipes d'Air France-KLM autour d'une vision partagée, et pour mettre en œuvre une stratégie de conquête intégrant tous les enjeux de la concurrence. Homme de terrain, je sais qu'il s'investira avec succès dans les relations avec les équipes pour accroître le niveau de satisfaction des clients et la valeur des marques du Groupe. Au nom du Conseil, je lui souhaite la bienvenue et l'assure de notre total soutien dans sa mission. Le Conseil tient par ailleurs à remercier tout particulièrement les trois membres du Comité de direction collégiale pour leur engagement sans faille dans cette période complexe de transition. »

Benjamin Smith a déclaré : « Je suis plus qu'enthousiaste face à cette nouvelle mission. Air France et KLM sont deux très grandes compagnies aériennes, reconnues dans le monde entier pour le professionnalisme et l'engagement de leurs équipes. Je suis conscient que le Groupe fait face actuellement à des enjeux de compétitivité, mais je suis convaincu que les équipes de toutes les compagnies du Groupe ont tous les atouts pour réussir dans le grand marché mondial du transport aérien. Je suis très confiant dans la capacité du Groupe à devenir dans les prochaines années l'un des premiers acteurs mondiaux du secteur. Je souhaite gagner la confiance et le respect des équipes d'Air France-KLM pour que nous travaillions et réussissions ensemble dans cette industrie fortement compétitive et en évolution très rapide. La satisfaction des clients se joue sur tous les vols, tous les jours. J'aborde ce nouveau défi avec ma passion pour le secteur aérien et avec ma profonde volonté d'écoute de toutes les équipes au service de la mission ambitieuse que m'a fixée le Conseil d'administration. J'ai consacré toute ma vie professionnelle à cette industrie. Je suis convaincu que les équipes du Groupe Air France-KLM sont ses meilleurs atouts pour le futur succès du Groupe. Je crois avoir développé des relations de confiance très solides avec mes collègues d'Air Canada pendant ces vingt dernières années et je suis impatient de rencontrer les équipes d'Air France-KLM en septembre pour m'engager à leurs côtés. Je tiens à remercier le Conseil de me faire confiance pour cette mission. »