Nous ne sommes pas préparés à vivre jusqu'à 100 ans et plus

Par Philippe Mabille, directeur de la rédaction  |   |  1073  mots
Actuellement, nous avons trois âges : 20 ans pour la formation, 40 ans pour la vie active et 20 ans pour la retraite : si l'on vit 100 ans ou 120 ans, tout serait décalé et même transformé : on pourra reprendre ses études pour entamer une seconde carrière à 60 ans.
La course contre la mort changera tout ce sur quoi sont bâtis nos systèmes politiques, économiques et sociaux. Par Philippe Mabille, directeur de la rédaction de La Tribune.

La mort est la dernière frontière de l'humanité sur Terre. En moyenne, dans nos sociétés avancées, nous mourons autour de 80 ans (83 ans en France pour une femme). Nous avons gagné plus de six ans d'espérance de vie depuis les années 1980 et quatorze ans depuis 1945. On l'a oublié, mais les gens décédaient en moyenne à 56 ans il y a un siècle. En extrapolant cette courbe, on pourrait donc penser que les enfants nés en 2017 pourront vivre un peu plus de cent ans, c'est-à-dire qu'ils vivront encore au premier quart du 22e siècle !

Cette hausse de l'espérance de vie a des causes bien connues : les progrès de l'hygiène, la généralisation des vaccins et des antibiotiques ont fait régresser les maladies infectieuses ; les avancées de la médecine, notamment les statines, les antihypertenseurs et les anticancéreux permettent de donner des années de vie supplémentaires aux malades. Aujourd'hui, 80% des enfants et 55% des adultes guérissent d'un cancer. Certains chercheurs pensent que cette maladie ne sera plus mortelle à l'horizon des quinze prochaines années.

SI "la mort de la mort" reste de la science-fiction...

Nous allons donc vivre de plus en plus vieux, mais il y a une limite biologique encore indépassable. Personne n'a encore réussi à franchir le record des 122 ans de Jeanne Calment. Les individus les plus vieux sur Terre ont actuellement autour de 115 ans et mourront avant 125 ans. Sur la base des connaissances médicales d'aujourd'hui, « la mort de la mort » n'est pas pour demain... ni même pour après-demain. Mais "l'enfant qui vivra 1.000 ans est-il né ?", comme l'a affirmé Laurent Alexandre dans son livre ? Personne ne peut le dire car nul ne peut préjuger de ce que seront les connaissances médicales du prochain siècle. Mais cela reste encore de la science-fiction.

... le business de la longévité est déjà une réalité

Tous ceux qui promettent le contraire sont des charlatans. Pourtant, le business de la longévité est florissant. Les milliardaires de la Silicon Valley sont les plus fervents adeptes de techniques médicales peu ragoûtantes censées prolonger la vie.

Peter Thiel, le cofondateur de PayPal, veut pratiquer la parabiose, une technique inspirée du vampirisme, qui consiste à se faire injecter le sang frais de jeunes gens pour régénérer ses cellules ! Peter Thiel, le premier et le seul des patrons de la tech américaine à avoir soutenu la candidature de Donald Trump, a la même position que Woody Allen à propos de la mort : « Je suis radicalement contre... »

Plus de cent cliniques américaines proposent déjà d'utiliser des cellules-souches non évaluées pour réparer certains organes, sans aucune connaissance précise des effets secondaires. Et si la technique du CRISPRCas9 (co-inventé par une chercheuse française), véritable « couteau suisse » du génome humain, laisse espérer des avancées spectaculaires, personne ne sait en prédire les possibles mutations génétiques inattendues... Ces progrès nourrissent le rêve des transhumanistes qui veulent "augmenter" l'homme, et investissent des milliards dans les startups des biotechs pour gagner cette course à la pilule de jouvence.

Allonger la durée de vie des gens malades? Une évidence

Le mythe de la fontaine miraculeuse, dont l'eau a un pouvoir régénérateur, est vieux comme notre civilisation. Alexandre le Grand s'est épuisé à la chercher jusqu'en Inde. Plus tard, les alchimistes ont fait fantasmer tous les princes sur l'élixir de longue vie. Qu'en est-il vraiment aujourd'hui ? Il n'existe aucun médicament qui ait une indication pour augmenter l'espérance de vie des personnes en bonne santé. La recherche se concentre principalement sur l'augmentation de celle des gens malades.

Mais on a découvert que la metformine, une molécule traitant le diabète débutant, pourrait avoir un effet sur le vieillissement en agissant sur le fonctionnement des mitochondries, la centrale énergétique de nos cellules. L'autorité de santé américaine a autorisé une étude clinique sur l'administration de cette molécule à 3.000 personnes âgées en bonne santé. L'enjeu : rien moins que 15% de vie en plus pour les non-diabétiques.

Allonger la vie des bien-portants ? Un problème éthique et politique

C'est donc à un changement complet de paradigme qu'il faut s'attendre. Actuellement, ce n'est pas la vocation de la médecine que d'augmenter l'espérance de vie des gens bien portants. Les régulations politiques de la santé devront s'adapter à cette révolution encore freinée par des enjeux économiques autant qu'éthiques. Une des questions centrales est le coût d'accès à ces nouveaux médicaments, avec le risque d'un eugénisme réservé aux plus aisés.

Ensuite, comme le relèvent deux chercheurs de la London Business School, Lynda Gratton et Andrew Scott dans leur livre The 100-Year Life, nous ne sommes absolument pas préparés, comme individus et comme sociétés, à vivre aussi longtemps. Quel visage aurait une civilisation ayant vaincu la barrière biologique des 125 ans, et composée d'une majorité de « jeunes vieux » ?

La révolution de la longévité risque de tout changer : enfants, héritage...

La course contre la mort changera tout ce sur quoi sont bâtis nos systèmes politiques, économiques et sociaux. Ferait-on encore des enfants ? L'héritage disparaîtrait, ou sera reporté sur la quatrième ou la cinquième génération... L'organisation du travail serait complètement bouleversée. Actuellement, nous avons trois âges : 20 ans pour la formation, 40 ans pour la vie active et 20 ans pour la retraite : si l'on vit 100 ans ou 120 ans, tout serait décalé et même transformé : on pourra reprendre ses études pour entamer une seconde carrière à 60 ans. Vingt ans de vie en plus, cela correspond à 3 à 4 heures de plus par jour, donc un jour de plus par semaine. Pour l'instant, le monde politique passe complètement à côté de la révolution de la longévité, sans doute parce qu'elle est trop dérangeante. Il faudra pourtant bien un jour ou l'autre accepter de l'affronter.

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Cet article a été publié dans La Tribune Hebdo n°196 titrée "Vivre 100 ans et plus... en bonne santé ?" et datée du jeudi 19 janvier 2017, jour de distribution de l'édition papier en kiosque et de diffusion de l'édition numérique (pdf).

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