Réponse à un publiciste allemand adepte du « french bashing »

Par Romaric Godin  |   |  1641  mots
La presse allemande est très friande du "french bashing"
Dans Die Welt, un article entend montrer l’incapacité historique des Français à la réforme. Une analyse bancale qui révèle surtout l’état d’esprit inquiétant qui règne en Allemagne.

La lecture de la presse allemande devient de plus en plus pénible pour un lecteur français qui serait déjà lassé par les lamentations quotidiennes qu'il doit subir dans la presse de son pays. Le French Bashing, que l'on croyait jadis apanage britannique, est devenu en effet un des fonds de commerce les plus employés par la presse (souvent conservatrice) outre-Rhin.

Critique intellectualisante

La différence est cependant de taille avec la tradition francophobe des tabloïds anglais. Il n'est pas question dans la presse allemande de « grenouilles. » La critique est plus évoluée, plus intellectualisante, mais en réalité bien plus odieuse. Pour preuve, on pourra consulter cet article paru jeudi 28 novembre dans Die Welt, le quotidien « sérieux » du groupe Axel Springer sous la signature de Berthold Seewald et titré « Cinq raisons pour l'incapacité de la France à se réformer. »

Incorrigibles Français !

Ces raisons ne tiennent pas à la situation actuelle du pays. L'article se veut plus profond. Il entend prouver que l'histoire française prouve et explique cette incapacité française à la réforme, dont, en filigrane, on comprend combien l'Allemagne est la référence. Depuis le Moyen-âge, le Français ne saurait donc se réformer. Il serait quasiment génétiquement incapable de cet exercice dont Berthold Seewald se garde bien, par ailleurs, d'expliquer la substance. On conçoit la conclusion que chacun doit tirer de ce type d'article : faire l'Europe avec les Français est une chimère et l'Allemagne doit évidemment s'éloigner de ce voisin incorrigible et dangereux.

Un argumentaire bancal

L'article est étonnant : il utilise les grands moments historiques où précisément la France a changé pour prouver qu'elle ne peut changer. Mais comment prouver l'échec des réformes de Sully et de Richelieu par la révolution française ? Il s'écoule entre la mort de Richelieu et la convocation des Etats généraux 157 longues années. Un échec au bout de 157 ans est-il un échec ? Le modèle économique allemand est-il certain de tenir 157 ans ? L'histoire allemande n'est-elle qu'un long fleuve tranquille fait de réformes paisibles ? Doit-on en tirer quelques conclusions ? Berthold Seewald ne s'arrête pas à de tels détails. Il lui faut cinq raisons et il les trouve. Les voici : le centralisme, l'absolutisme, la révolution, le mépris du capitalisme et, pour finir en beauté, « la surestimation de soi. »

Le centralisme

Berthold Seewald peine à montrer en quoi ce centralisme est une malédiction de l'histoire française. Il ne trouve qu'à indiquer qu'aux 15ème et 16ème siècles, « des territoires ont été gagnés, puis perdus. » En réalité, historiquement, plus la France a été centralisée, plus elle a été puissante. Mieux même, c'est souvent cette centralisation qui, en luttant contre les conservatismes locaux, a permis à la France d'évoluer. Du reste, d'autres Etats centralisés, comme le Royaume-Uni (qui a longtemps fait sentir avec vigueur aux Ecossais et aux Irlandais ce qu'était son centralisme), le Danemark, la Suède, sont aussi des pays de « réformes. »

De surcroît, l'auteur doit bien mal connaître la France, avec ses « barons locaux » et ses lois de décentralisation qui donnent aux collectivités locales le pouvoir de détermination du taux des impôts locaux et donc d'une grande partie de leurs recettes. Pouvoir qui manquent aux Länder allemands, contraints d'accepter la péréquation adoptée au niveau national. Sur ce point, l'Allemagne est plus centralisée que la France.

L'absolutisme

Nul ne peut contester que la France a un régime politique très personnel. Sans doute ceci est une entrave aujourd'hui aux réformes. Mais la France n'est pas intrinsèquement absolutiste et l'absolutisme n'a pas toujours bloqué les réformes.

Premier point : la France a connu une des périodes les plus prospères de son histoire entre 1871 et 1914, période où elle avait un des régimes parlementaires les plus instables du monde. Mais sans doute alors Berthold Seewald aurait alors écrit un article expliquant que les Français sont d'incorrigibles anarchistes…

Enfin, l'absolutisme en France a souvent permis la réforme face aux résistances des Grands, voire du peuple. C'est l'affaiblissement du pouvoir royal qui a conduit à la révolution. C'est l'affaiblissement du pouvoir présidentiel qui aujourd'hui est préoccupant.

Cela est si vrai que les rois de Prusse avaient fait de la France leur modèle pour s'imposer dans le fatras allemand de l'après-guerre de trente ans. Et que l'Allemagne fut longtemps le plus farouche partisan, en Europe de l'absolutisme. Entre 1815 et 1848, le roi de Prusse envoyait la troupe pour mater les libéraux, tandis que la France avait un régime représentatif « réformé. »

La révolution

On connaît l'argument : la France ne se réforme pas, elle fait la révolution. Mais c'est oublier que ces révolutions ont précisément permis d'organiser ensuite une série de réformes dans le calme, réformes que l'on peut croire pertinentes puisqu'elles ont été adoptées dans de nombreux pays européens, notamment en pays allemands. Si les trônes ont succombé aux révolutions, les réformes fiscales, sociales et économiques se sont faites sans passer par la violence révolutionnaire. Les révolutions qui, en France, ont disparu depuis 1871, n'ont pas fait le welfare state, l'impôt sur le revenu, ni même le régime démocratique français. C'est après coup, progressivement, par les élections ou la négociation, mais aussi par les influences venues de l'étranger, que la France a changé. C'est aussi oublier que l'Allemagne a connu ses révolutions en 1848 ou en 1919, qui ont été manquées, mais qui ont conduit, elles aussi, à des « réformes par le haut. » Il n'y a pas là de différences entre les deux rives du Rhin.

Le mépris du capitalisme

La France serait réticente au capitalisme par nature. C'est l'argument souvent entendu outre-Rhin d'une France « foncièrement socialiste. » Rien de plus faux historiquement là encore. Après l'Angleterre (et loin derrière elle, mais plus près que l'Allemagne), la France est un des berceaux du capitalisme et de l'industrie. La lecture de Balzac serait utile à Berthold Seewald pour lui rappeler comment ce capitalisme s'est répandu dans l'ensemble de la société française du début du 19ème siècle.

Certes, la France a développé une critique du capitalisme depuis cette même époque et elle a eu longtemps un puissant parti communiste. Mais l'Allemagne ? N'est-elle pas un berceau du socialisme ? Où sont nés Karl Marx et Friedrich Engels ? Au temps où la SPD était un parti anti-capitaliste, avant la première guerre mondiale, n'était-il pas le premier parti d'Allemagne ? Et en 1932, le parti communiste allemand était le troisième parti d'Allemagne et le premier à Berlin ? Pourquoi ceci n'empêcherait pas la réforme outre-Rhin, et ne le permettrait pas de ce côté-ci du fleuve ?

Du reste, l'Allemagne a aussi développé une pensée conservatrice contre le « chaos capitaliste » qui ont inspiré ses dirigeants : celle de Friedrich List d'abord au 19ème siècle, puis celle de l'Ecole de Fribourg (« l'ordolibéralisme »), qui sont de vraies critiques du capitalisme et réclament, pour en compenser les méfaits, l'intervention de l'Etat. En France, c'est cette même pensée du « capitalisme corrigé » qui a dominé depuis la guerre. Et si le rôle de l'Etat est plus important en France qu'en Allemagne, ce n'est pas par « socialisme », mais parce que l'Allemagne attribue à des secteurs quasi-associatifs, notamment religieux, un rôle social plus important qu'en France. Ces secteurs sont, jusqu'en 2017, protégés avec la bénédiction étatique par des bas salaires.

Là encore, l'argument ne tient pas. La France n'est pas historiquement davantage « socialiste », ni rétive au capitalisme, que l'Allemagne. Le seul parti anticapitaliste d'Allemagne de poids, Die Linke, a réalisé 8,6 % aux élections fédérales de 2013. Le Front de gauche a obtenu 6,91 % au premier tour des élections législatives de 2012 en France. En ajoutant le pourcent de voix de l'extrême-gauche, on peut constater que des deux côtés du Rhin, le poids du « socialisme » est comparable.

La surestimation de soi

Là encore, Berthold Seewald devrait davantage s'intéresser à la France. Il y serait à son aise : le French Bashing y est de bon ton et présent dans toutes les colonnes. Le manque d'estime et de confiance des Français en eux-mêmes est flagrant. C'est ce qui les distinguent le plus des Allemands qui ne cessent depuis quatre ans de faire la leçon à l'Europe entière.

Le mythe de la « grande nation » arrogante ne tient pas plus que celui du Uhlan allemand voulant faire sauter le pont d'Iéna en 1815 à cause de son nom rappelant une défaite prussienne…

Quant aux « élites parisiennes bornées » dénoncée par l'article en conclusion, elles jouent certes un rôle négatif. Mais pas davantage que, en Europe, les économistes allemands qui craignent l'inflation quand la déflation menace et qui réclame toujours plus de réformes à des pays qui, comme la Grèce, ont vu leur PIB reculer de 23 % en quatre ans.

Un inquiétant état d'esprit

Les arguments de cet article sont donc d'une grande faiblesse. Mais le fait que Die Welt, bateau amiral du groupe conservateur Axel Springer publie un tel article est révélateur d'un état d'esprit inquiétant outre-Rhin. Celui d'un mépris envers ses partenaires européens et d'une fermeture d'esprit qui fait du « modèle allemand » le seul applicable et bon. Si l'Europe doit échouer, elle échouera sans doute aussi en raison de ce type de parti des esprits comme ceux Berthold Seewald.

Lire (en allemand), l'article de Die Welt ici.