Intelligence artificielle : les limites de la stratégie française

Par Pierre Manière  |   |  1638  mots
Emmanuel Macron a annoncé, le 29 mars au Collège de France, que l'Etat investirait dans l'intelligence artificielle 1,5 milliard d'euros d'ici à la fin du quinquennat. (Crédits : CHRISTIAN HARTMANN)
Le 29 mars dernier, Emmanuel Macron a présenté son programme pour faire de la France un des leaders de l'intelligence artificielle, dont les avancées promettent de révolutionner tous les pans de l'économie. Mais la France qui, au contraire des États-Unis ou de la Chine, ne possède pas de géant du Net, a-t-elle vraiment les moyens de ses ambitions ?

C'est un fait : la France a raté les dernières grandes révolutions technologiques. Ces dernières années, l'Hexagone n'a pas su profiter d'emblée de l'arrivée d'Internet ou de la robotique. Résultat, le pays ne dispose d'aucun champion dans ces secteurs clés. À la différence des États-Unis et ses Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), ou de la Chine et ses BATX (Baidu, Alibaba, Tencent et Xiaomi).

Ainsi, alors que l'intelligence artificielle promet de révolutionner tous les secteurs de l'économie, la France ne veut pas, une fois encore, rester spectatrice - puis simple consommatrice -, des innovations des autres.

« Si on ne se lance pas dans l'intelligence artificielle, la France comme l'Europe, nos entreprises seront équipées avec des logiciels et des robots qui viendront d'autres continents, a récemment jugé le député LRM Cédric Villani sur France Inter, juste après avoir remis au gouvernement un rapport sur l'IA. On perdra encore plus notre souveraineté, encore plus notre économie, et on se transformera petit à petit en cyber-colonie. »

Contre la fuite des cerveaux

Pour relancer la machine, le gouvernement a voulu prendre les choses en main. C'est la raison pour laquelle, le 29 mars dernier, il a présenté un plan pour que le pays « ne rate pas le train de l'intelligence artificielle ». Au Collège de France, devant un parterre de chefs d'entreprise, de chercheurs, d'élus et de ministres, Emmanuel Macron a dévoilé les ambitions de ce programme, qui sera soutenu par l'État à hauteur de 1,5 milliard d'euros d'ici à la fin du quinquennat. En premier lieu, l'exécutif veut capitaliser sur l'école française de mathématiques, de renommée mondiale et qui forme depuis des années des chercheurs de très haut niveau. À l'instar de Yann LeCun, qui dirige rien de moins que le labo consacré à l'IA de Facebook.

L'objectif de l'Élysée et de Matignon est ambitieux : faire de la France une référence en matière de recherche sur l'IA. Le gouvernement a ainsi annoncé des mesures pour retenir et faire venir les meilleurs cerveaux. Il s'agit d'une des principales préconisations du rapport de Cédric Villani, lui-même médaille Fields, l'équivalent du Nobel en mathématiques, en 2010. À ses yeux, l'exécutif doit trouver des solutions pour que les chercheurs français restent davantage sur le territoire, au lieu de s'exiler chez des géants du Net où ils sont bien mieux payés et disposent, généralement, de beaucoup plus de moyens.

Les géants du net s'installent en France

L'autre objectif du gouvernement, c'est d'attirer, notamment grâce à une recherche en pointe sur l'IA, un maximum d'investissements privés. Pour prouver qu'en la matière, la France bénéficiait d'une bonne attractivité, l'exécutif s'est félicité que des géants comme Samsung, DeepMind (Google) ou IBM annoncent la création de centres de recherche dans l'Hexagone au moment même où il dévoilait sa stratégie en matière d'IA. L'Élysée a-t-il mis une pression monstre sur ces groupes pour qu'ils révèlent leurs projets à ce moment si opportun ? C'est fort possible. Reste que le château a ici réalisé un joli coup de communication. Même si, sur le fond, plusieurs critiques notent que les chercheurs de ces nouveaux labos travailleront bien, in fine, pour le bénéfice des géants étrangers et installés de la tech...

Pour développer l'IA, le gouvernement estime également que le pays bénéficie d'avantages importants dans certains secteurs - comme la santé, l'automobile, la cybersécurité ou l'aéronautique -, qui disposent déjà de grandes bases de données. Emmanuel Macron a ainsi annoncé la création d'un « Health Data Hub ». Selon l'Élysée, cette structure s'appuiera sur « la base de données de l'Assurance maladie ou encore celle des hôpitaux, qui comptent parmi les plus larges du monde ». Le but : enrichir ces data, déjà considérables grâce à la centralisation du système de santé français, et ainsi favoriser, grâce à l'IA, l'émergence « d'innovations majeures », comme, dixit l'exécutif, l'amélioration du traitement des tumeurs cancéreuses ou la détection des arythmies cardiaques.

Reste que la stratégie du gouvernement illustre aussi à merveille les faiblesses de la France en matière d'intelligence artificielle. Si l'État a choisi de miser sur quelques secteurs clés, c'est surtout parce que, de manière générale, le pays dispose de peu de données, qui sont le carburant de l'IA. À contrario des États-Unis et de la Chine qui s'appuient, eux, sur les monceaux d'informations et de traces numériques des individus collectés partout par leurs géants du Net. Or, si les algorithmes des mathématiciens ont leur importance dans la phase actuelle de l'intelligence artificielle, ils ne servent à rien si l'on ne dispose pas, en amont, d'énormes bases de données pour les faire mouliner. Par exemple, pour reconnaître un matou sans se tromper, les IA d'aujourd'hui ont besoin de se nourrir au préalable d'énormément de photos de chats.

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La Chine investit des milliards dans l'IA et les nouvelles technologies. Ici, les élèves d'une école primaire de la province du Hunan expérimentent des masques de réalité virtuelle.

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L'IoT, un atout pour récupérer des données

Pour rattraper un peu son retard en matière de données, la France dispose, au regard de nombreux observateurs, d'une carte à jouer dans l'Internet des objets. Grâce à des entreprises en pointe dans ce domaine - comme le pionnier toulousain Sigfox ou les réseaux IoT ("Internet of Things", pour Internet des objets) des opérateurs télécoms Orange et Bouygues Telecom -, l'Hexagone a de l'avance dans ces technologies visant à connecter les milliards d'objets qui nous entourent. Et ainsi de faire remonter des monceaux d'informations émanant des voitures, des machines-outils, des bonbonnes de gaz ou des compteurs électriques. Mais le gouvernement n'a pas pipé mot concernant cette ressource, malgré son haut potentiel auprès des spécialistes de l'IA.

Si, en matière d'investissements publics, la France n'a pas à rougir du 1,5 milliard d'euros qu'elle va allouer à l'IA, la différence par rapport aux États-Unis et à la Chine se fait surtout au niveau de l'investissement privé. Les géants du Net américains et chinois consacrent chacun des sommes ahurissantes au développement de l'intelligence artificielle, qui se chiffrent en dizaines de milliards d'euros. À eux seuls, ces deux pays totalisent 90% des investissements dans ce secteur.

Pour beaucoup d'observateurs, investir seulement dans l'IA ne suffira probablement pas à faire émerger, en France comme en Europe, des cadors de la tech. C'est du moins l'avis du consultant et auteur Olivier Ezratty. Fin février, dans un post de blog consacré à la 5G, le futur standard de communication mobile, ce spécialiste de la high-tech s'explique :

« La 5G fait partie des "enabling technologies" clés des dix prochaines années, concomitamment avec celles de l'intelligence artificielle, des capteurs, des processeurs et du stockage. On a trop tendance à décrire ces vagues technologiques indépendamment les unes des autres alors qu'elles sont liées. Ainsi, l'IA s'alimente de données issues de capteurs transmises par les télécommunications. Les grands projets structurants associent donc plusieurs nouvelles technologies qu'il nous faut appréhender dans leur ensemble. »

Un retard préoccupant dans la 5G

Sous ce prisme, on peut penser que la réussite de la France en matière d'intelligence artificielle sera, entre autres, liée à sa capacité à disposer rapidement de réseaux mobiles dernier cri. C'est-à-dire de la 5G, qui, outre des débits toujours plus grands, permettra de connecter des myriades d'objets à Internet. Les données ainsi récoltées devraient constituer, une fois encore, un carburant de choix à l'intelligence artificielle. Problème : la France et l'Europe ont déjà pris du retard dans la 5G. Alors que les États-Unis, la Chine, la Corée du Sud et le Japon ont annoncé de premiers déploiements d'ici à la fin de l'année, le Vieux Continent, lui, s'est donné pour objectif la couverture d'une grande ville européenne par État membre en 2020.

À l'instar de l'IA, sur le front de la 5G, la France et l'Union européenne donnent un brin l'impression de ne pas jouer dans la même cour que les États-Unis et la Chine. Ces deux derniers pays se livrent actuellement un vrai bras de fer, à coups de dizaines de milliards de dollars, pour être les premiers à déployer cette technologie jugée cruciale alors que les applications, l'intelligence artificielle et les objets connectés révolutionnent des secteurs aussi variés que les transports, l'énergie, la santé, la finance ou la construction. Aux yeux de Pékin et de Washington, celui qui l'emportera disposera d'un atout décisif pour prendre le leadership économique mondial à plus long terme. En clair, le « réveil de la France et de l'Europe » en matière d'intelligence artificielle, selon les mots de Cédric Villani, pourrait ne pas suffire si l'Hexagone et le Vieux Continent accumulent en parallèle du retard dans d'autres domaines technologiques tout aussi importants.

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Notre série "Ce que l'IA change..."

Dans La Tribune du jeudi 19 avril "Intelligence artificielle, les dessous du rapport Villani"

  • Ce que l'IA change dans la défense : "La guerre du futur est déjà sur les champs de bataille"
  • Ce que l'IA change dans la santé : "La France en grande forme"
  • Ce que l'IA change dans la construction : "Les murs ont des oreilles"
  • Ce que change que l'IA change dans le social et l'écologie : "Au service des grandes lignes"
  • Ce que l'IA change dans l'auto : "L'ère de la voiture autonome"