Loi sur le renseignement : la société civile réclame un débat et des garanties

Par Delphine Cuny  |   |  1337  mots
Les associations souhaitent ainsi voir supprimé le motif de « prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique. »
Avocats, magistrats, journalistes et défenseurs des droits de l’homme et des libertés essaient de mobiliser l’opinion publique et les parlementaires contre le projet de loi du gouvernement qui élargit considérablement le champ d’application de techniques de surveillance intrusives. Ils proposent une série d’aménagements mais s’inquiètent de la procédure accélérée d’adoption du texte.

Amnesty International France, la Ligue des droits de l'homme, mais aussi le Syndicat de la magistrature et le syndicat des avocats de France, Reporters sans frontières et la Quadrature du Net. Ces associations ont au moins une inquiétude commune et un objectif partagé : mobiliser l'opinion publique et les parlementaires contre le projet de loi sur le renseignement, présenté la semaine dernière en conseil des ministres et qui sera examiné en commission des lois la semaine prochaine et dès le 13 avril en séance plénière à l'Assemblée nationale, dans le cadre d'une procédure accélérée.


Lors d'une conférence de presse conjointe jeudi, ces organisations toutes très sensibles à la défense des libertés des citoyens ont exposé leurs préoccupations, leurs regrets de l'absence de débat démocratique et les amendements nécessaires à ce texte gouvernemental jugé liberticide.

Restreindre le champ d'application

L'un des aspects les plus controversés du projet de loi est son champ « immense et amalgamant » déplore Pierre Tartakowsky, le président de la Ligue des droits de l'homme, périmètre allant « du terrorisme à la défense nationale et l'encadrement des mouvements de masse », ce qui pourrait inclure des organisations politiques, syndicales ou associatives. Aux yeux de Laurence Blisson, la secrétaire générale du Syndicat de la magistrature, il y a « un risque de débordement vers la police politique. »

Les associations souhaitent ainsi voir supprimé le motif de « prévention des violences collectives de nature à porter gravement atteinte à la paix publique. »

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Le motif de préservation des « intérêts économiques et scientifiques essentiels » fait aussi grincer des dents, car il reviendrait à « légaliser l'espionnage économique et scientifique » alors que « la lutte contre l'espionnage industriel peut intervenir dans le cadre d'une enquête pénale» relève la Quadrature du Net, une association de défense des droits et des libertés des citoyens sur Internet, dans un document dévoilant ses pistes d'amendements.

Amnesty est de son côté inquiète de la « défense des intérêts diplomatiques français », qui peuvent être « parfois éloignés de la défense des droits humains » a estimé Geneviève Garrigos, la présidente pour la France, en référence à certains alliés de la France aux régimes pas toujours très démocratiques.

Ces associations militent aussi en faveur de l'instauration d'exception pour certaines professions sensibles, les avocats, les journalistes notamment.

« Il faut prévoir une exception journalistique. Même la CNIL a observé cette lacune du texte » s'est ému Christophe Deloire, le secrétaire général de Reporters sans frontières.


« Si vous révélez des surveillances illégales, ce serait une infraction pénale. Il y a un risque d'impunité totale pour les agents du renseignement. C'est très préoccupant pour les lanceurs d'alerte » relève Laurence Blisson, du Syndicat de la magistrature.

> Pour aller plus loin : voir l'exposé des motifs

Une autorité indépendante de contrôle

L'autre point qui fait l'unanimité est la nécessité de prévoir des garanties et d'instaurer un contrôle véritable des surveillances des services de renseignement. La création de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR), composée de neuf personnes, quatre parlementaires et des juges à la retraite, est jugée insuffisante, du fait de son absence de pouvoir et de sa faible collégialité. Le président de cette commission pourra donner seul un avis favorable à une demande du Premier ministre.

La Quadrature du Net demande aussi que soit abrogée ou encadrée la procédure « d'urgence absolue » qui permet de se passer d'autorisation préalable, par exemple en la limitant à cinq par an.

« Cette nouvelle commission comporterait certes des juges mais elle émet de simples avis, il n'y a pas de vrai contrôle : quel que soit l'avis, c'est le Premier ministre qui décide. Et pour saisir le Conseil d'Etat en cas de surveillances illégales, il lui faut la majorité absolue, alors qu'un vote à la majorité simple suffit pour l'autorisation d'une demande de surveillance » relève Laurence Blisson, Syndicat de la magistrature.


« Pourquoi une commission sans droit, sans bras, sans jambe ? » interroge le président de la Ligue des droits de l'homme, qui préconise « la création d'une autorité indépendante, à condition qu'elle dispose des moyens de son indépendance » Il observe que des députés «peuvent avoir des allégeances à un parti. »

« Gouvernance algorithmique »

Le think tank Renaissance numérique, qui n'était pas présent à cette conférence de presse, déplore aussi que le projet en l'état « ne présente pas de garanties suffisantes pour maintenir un équilibre démocratique entre les impératifs de sécurité et de prévention des menaces et les règles de contrôle qui s'imposent dans l'Etat de droit. » Il réclame un grand débat public et citoyen au moment où « la France s'apprête à vote pour la première fois de son histoire l'établissement d'une gouvernance algorithmique en matière de surveillance »


Renaissance Numérique fait référence à « la mise en place d'algorithmes de détection des comportements présumés suspects » que le gouvernement souhaite placer dans des « boîtes noires » au cœur des réseaux des opérateurs et des hébergeurs. Le think tank, qui réunit des entrepreneurs et des multinationales de l'Internet, demande que la CNCTR soit dotée d'un vrai pouvoir de contrôle sur ces algorithmes, mais aussi d'un « pouvoir d'audit et de décision » sur la conservation des données et la destruction périodique de celles non nécessaires. Il suggère aussi que la CNCTR soit constituée d'un « collège de personnalités qualifiées et diverses pour garantir les droits des citoyens » qui intégrerait des représentants de la société civile et « un ou plusieurs experts du prosélytisme sur Internet. »

« La différence entre une démocratie et une dictature réside moins dans les techniques de surveillance employées que dans leur contrôle effectif par un organe indépendant » fait valoir Etienne Drouard, administrateur de Renaissance Numérique et associé au sein du cabinet d'avocats K&L Gates.


Manque de débat citoyen et démocratique

Tous ces représentants de la société civile ont été choqués de l'absence de consultations avant la présentation du projet de loi et s'inquiètent de la procédure accélérée d'examen au Parlement. Les amendements doivent être déposés au plus tard samedi matin, avant l'examen en commission des lois en début de semaine prochaine.


Entendue la veille par la commission des lois sur un texte publié moins d'une semaine avant, la représentante du Syndicat de la magistrature s'alarme :

« Les parlementaires reconnaissent eux-mêmes leur ignorance des techniques et des conséquences. Les représentants de la nation sont sur le point d'adopter un texte dont ils ne mesurent pas le sens réel, c'est extrêmement grave sur le plan démocratique » souligne Laurence Blisson.


Face à ce calendrier serré qui ne joue pas en leur faveur et la détermination du gouvernement, ces représentants de la société civile comptent faire pression sur les parlementaires, pour mobiliser les rares représentants ayant exprimé des réserves sur le texte, et espèrent un sursaut citoyen du grand public, à l'image du mouvement qui avait fait échouer la mise en place du fichier de police Edvige. Près de trois mois après les attentats de Paris, bientôt deux ans après les révélations d'Edward Snowden, « l'esprit Charlie » semble avoir du mal à être ravivé.

« Les gens n'ont pas envie de savoir qu'ils vont être surveillés » se désole Adrienne Charmet-Alix, la coordinatrice des campagnes de la Quadrature du Net.