Taxe numérique : pourquoi la tension monte entre Paris et Washington

Par Sylvain Rolland  |   |  1398  mots
Retour sur une semaine de tensions entre la France et les Etats-Unis sur la "taxe Gafa" et la réforme de l'OCDE. (Crédits : CHARLES PLATIAU)
La taxe internationale sur le numérique, négociée dans le cadre de l'OCDE, se retrouve prise en ciseau par les tensions entre Paris et Washington. Bruno Le Maire a qualifié les nouvelles conditions américaines "d'inacceptables", tandis que le secrétaire général de l'OCDE, Angel Gurria, a invité Steven Mnichin, le secrétaire américain au Trésor, à venir à Paris "avant Noël" pour apaiser les tensions. Décryptage.

La réforme de la fiscalité internationale afin de mieux taxer le numérique, négociée à l'OCDE par 135 pays dont la France et les Etats-Unis, est-elle en danger ? Cette crainte devient de plus en plus forte suite à l'escalade des tensions entre Paris et Washington depuis une semaine. Vendredi 6 décembre, Bruno Le Maire a même indiqué que les nouvelles positions américaines à l'OCDE [voir plus bas] sont "inacceptables" pour la France.

Angel Gurria, le secrétaire général de l'OCDE, réussira-t-il à calmer le jeu ? Dans sa réponse à une lettre envoyée par Steven Mnuchin mardi 3 décembre, qui elle-même contredisait des rumeurs lancées la veille par Bruno Le Maire, le patron de l'OCDE a déployé des trésors de diplomatie pour ramener les deux pays à la raison. "En ce moment critique et pour nous permettre de trouver la meilleure voie à suivre, je me demande si nous pourrions vous attirer à Paris pour rencontrer Bruno [Le Maire, ndlr] et moi-même dès que possible, idéalement avant Noël", a-t-il proposé à Steven Mnuchin.

Retour sur une semaine de tensions, juste avant une nouvelle réunion de l'OCDE lundi 9 décembre.

Episode 1 : Washington déclare la guerre commerciale à la France en représailles de la "taxe Gafa"

Les relations bilatérales entre la France et les Etats-Unis se sont subitement dégradées la semaine dernière, lorsque Bob Lighthizer, le représentant du président américain pour les affaires commerciales (USTR), a prévenu que des sanctions commerciales contre la France seraient bientôt annoncées, sous la forme de droits de douanes additionnels sur une série de produits français.

La raison ? Le refus d'Emmanuel Macron et de Bruno Le Maire de supprimer la "taxe Gafa", votée en juillet dernier, jugée "discriminatoire" et inutile par les Etats-Unis alors qu'une réforme internationale de la fiscalité est en cours. Après le G7 de Biarritz, en août, Donald Trump a déclenché une enquête pour évaluer l'impact de la taxe française sur les entreprises américaines, notamment sur les fameux Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon). Le verdict a été rendu mardi 3 décembre : l'enquête, qu'une source qualifie à La Tribune de "juridiquement béton", conclut que la taxe française est bien "discriminatoire". Steven Mnuchin, le secrétaire américain au Trésor, équivalent du ministre français de l'Economie, a donc proposé des sanctions douanières contre la France. Certains produits à l'export, notamment des fromages dont le Roquefort, le vin pétillant, des yaourts ou encore des produits cosmétiques, pourraient être surtaxés jusqu'à 100% au terme d'un processus qui doit encore durer plusieurs semaines.

Lire aussi : Taxe Gafa : Washington s'en prend aux produits français en représailles

Episode 2 : Bruno Le Maire et Thierry Breton lancent la rumeur d'un retrait américain de la table des négociations à l'OCDE

Le spectre des sanctions provoque stupeur et tremblements à Bercy. Car Bruno Le Maire et Emmanuel Macron étaient sortis très satisfaits du G7 de Biarritz, pensant le risque écarté. A l'époque, le tandem avait vanté "un très bon accord" avec Donald Trump. "Après Biarritz, la menace s'éloigne. Elle n'est pas définitivement écartée, mais elle s'éloigne", s'était félicité Bruno Le Maire à plusieurs reprises dans les médias. Comme le montre la réaction américaine et comme nous l'écrivions alors, la France n'avait en fait rien obtenu de concret, bien au contraire.

Potentiellement lourdes de conséquences économiques pour les filières concernées par les surtaxes, les sanctions américaines représentent un échec diplomatique cuisant pour la France. Quelques heures avant l'annonce de Steven Mnuchin, Bruno Le Maire est donc passé à l'attaque. Son objectif : lier la question des sanctions commerciales contre la France à une supposée volonté plus générale des Etats-Unis de faire "machine arrière" à l'OCDE. "Après avoir réclamé une solution internationale à l'OCDE, [Washington] n'est pas sûr d'en vouloir", a-t-il lancé. "Donald Trump a changé d'avis sur l'idée même d'une taxe sur le numérique à l'OCDE et c'est pour cela qu'il sanctionne la France", interprétait Bercy de manière officieuse lundi soir. Thierry Breton, le nouveau commissaire européen au marché unique et au numérique, a même laissé entendre que l'annonce du retrait des Etats-Unis du processus à l'OCDE serait imminente. "J'ai cru comprendre que nous allions avoir une réponse de M. Mnuchin dans la journée nous indiquant que finalement ça ne tenait pas", a-t-il affirmé sur BFM Business.

Une manière de sauver les apparences. Présenter les Etats-Unis comme opposés à l'idée même de taxer les géants du numérique -malgré le fait qu'ils ont eux-mêmes relancé le processus en janvier 2019, alors qu'il était au point mort depuis des années, pour éviter la multiplication des taxes nationales- permet de justifier que la France conserve sa propre "taxe Gafa". Et donc de relativiser les sanctions américaines en les présentant comme le prix à payer pour oser s'opposer à un Donald Trump déraisonnable.

Lire aussi : Taxation du numérique et sanctions américaines : Bruno Le Maire fait diversion

Episode 3 : Steven Mnuchin contredit Bruno Le Maire et impose de nouvelles conditions refusées par l'OCDE et par la France

Suite à la bombe lancée par Bruno Le Maire, Washington a réagi sous la forme d'une lettre envoyée mardi 3 décembre par Steven Mnuchin à Angel Gurria, le secrétaire général de l'OCDE. "Les Etats-Unis soutiennent les discussions à l'OCDENous pensons qu'il est très important que ces discussions aboutissent à un accord afin d'éviter la prolifération de mesures unilatérales", écrit-t-il en guise de démenti aux allégations françaises.

Mais dans la même lettre, Steven Mnuchin avance aussi une nouvelle proposition : transformer la future taxe internationale en "safe harbor regime" ("solution de repli").  Derrière cette expression se cache le principe "d'optionalité", c'est-à-dire de choix entre le système actuellement en vigueur et la future solution de l'OCDE. Dans le langage le plus diplomatique possible, Angel Gurria s'y est opposé dans sa réponse officielle à Steven Mnuchin : "Nous n'avions jusqu'à présent pas envisagé l'idée d'une solution de repli. Cela pourrait impacter la capacité des 135 pays membres du processus d'avancer dans les délais serrés que nous nous sommes fixés", affirme-t-il, alors que Bruno Le Maire a qualifié vendredi 6 décembre l'initiative américaine "inacceptable" pour la France.

Et maintenant ?

La situation n'est pas encore bloquée. Le processus à l'OCDE se poursuit : une nouvelle consultation publique est toujours prévue le 9 décembre, suivie la semaine d'après par une réunion du groupe de travail sur la réforme, co-présidé par ailleurs par la France et les Etats-Unis. Suite à ces travaux, le Beps -qui comprend les 135 pays engagés sur le projet- se réunira en janvier 2020, et pourra soit annoncer directement un accord politique, soit le reporter à sa prochaine réunion de juin 2020, qui marque la date butoir pour que le projet soit adopté en novembre 2020, comme prévu depuis un an.

Consultée par La Tribune, une source proche du dossier relativise :

"Il y a un jeu politique un peu malsain, une escalade de propos explosifs de part et d'autre dans le cadre d'une relation bilatérale tendue entre la France et les Etats-Unis. Mais faire échouer le processus à l'OCDE serait contre-productif et court-termiste. La solution actuellement en négociations est largement influencée par les Américains. Si la réforme tombait à l'eau, cela entraînerait la multiplication des taxes nationales, la guerre commerciale en représailles, et ce n'est bon ni pour les Etats-Unis, ni pour les autres pays, ni pour les entreprises concernées et notamment les Gafa", décrypte notre source.

Une autre source voit dans la nouvelle exigence américaine la fameuse "méthode Trump" dans les négociations internationales. "Il fait monter la pression avec des demandes inacceptables, pour déplacer le curseur des négociations et obtenir au final un accord plus favorable à ses intérêts". Si le risque d'un virage à 360 degrés de la position américaine sur le sujet ne peut pas être écarté, les réunions de l'OCDE de décembre et de janvier permettront d'y voir plus clair.