Bouygues dit non au mariage proposé par Patrick Drahi : jusqu'à quand ?

Par Pierre Manière  |   |  1848  mots
Profitant à fond des taux bas et du levier de la dette, Patrick Drahi veut mettre la main sans traîner sur Bouygues Telecom.
Le conseil d'administration de Bouygues a refusé mardi soir l'offre de Patrick Drahi sur sa filiale Bouygues Telecom, invoquant comme raison "un risque d'exécution" de ce deal hors normes en terme de concurrence. Mais rien ne dit qu'une offre améliorée ne finirait pas par vaincre ces réticences. Des prix pratiqués au déploiement du très haut débit, un mariage entre SFR-Numericable et Bouygues Telecom changerait à coup sûr profondément le visage du secteur.

Le petit monde des télécoms est sur le qui-vive. Le conseil d'administration de Bouygues a rejeté mardi soir l'offre spectaculaire de 10 milliards d'euros de Patrick Drahi, le patron d'Altice (la maison-mère de Numericable-SFR) pour racheter Bouygues Telecom. Le groupe invoque, notamment, pour justifier ce "ferme refus" un "risque d'exécution important" qu'"il ne revient pas à Bouygues d'assumer, en particulier en matière de droit de la concurrence, que ce soit dans le marché du mobile ou du fixe". Le communiqué estime "qu'aucune réponse pleinement satisfaisante n'est apportée par Altice sur ce sujet essentiel qui serait étudié en détail par l'autorité de la concurrence".

Pour l'heure, rien ne dit donc que le mariage entre Numericable-SFR et Bouygues Telecom, qui agite le secteur, se fera ou pas. Le conseil de Bouygues a-t-il été informé d'un rejet du deal par l'autorité de la concurrence, très sensible à la question du pouvoir d'achat des consommateurs ? Ou bien s'agit-il d'une posture tactique pour faire monter Drahi au cocotier et le pousser à remonter encore le prix de l'offre, certains estimant qu'il manque 1 milliard pour faire craquer Martin Bouygues et le faire renoncer à son bébé. Mais pour l'heure, l'industriel et son conseil continuent de croire que la stratégie "stand alone" reste la bonne.

Quelle que soit le sort de l'offre d'Altice, qui propose une consolidation jugée "prématurée" dimanche dernier par le ministre de l'Economie Emmanuel Macron, il n'en reste pas mois que la question du retour à trois opérateurs au lieu de quatre est désormais dans le marché. Les valeurs des titres concernés ont d'ailleurs flambé en bourse lundi, laissant entendre que cette perspective de consolidation est désormais considérée comme inéluctable en France, comme elle a  eu lieu en Autriche ou en Irlande.

Patrick Drahi qui n'est pas du genre à renoncer à ses proies finira donc peut-être par réussir son deal. Si c'était le cas, cela changerait en profondeur le visage du marché français, en créant avec le nouvel ensemble SFR-Bouygues Telecom un mastodonte au niveau national. Il pèserait quelques 26 millions d'abonnés dans le mobile, et 9 millions d'abonnés dans le fixe. En 2014, Numericable-SFR affiche un chiffre d'affaires de 11,4 milliards d'euros, contre près de 4,5 milliards pour Bouygues Telecom. Selon l'Idate, un think tank spécialisé dans les télécoms, la nouvelle entité disposerait d'une part de marché dans le mobile d'un peu moins de 50% dans l'Hexagone. Orange se situerait en deuxième position (43%), loin devant Free (7%). En revanche, dans le fixe, « les parts de marché seraient « moins dispersées », souligne l'Idate, qui crédite Free de 23,5% du marché, contre 41,5 pour Orange, et 35% pour « le nouvel SFR ».

Toutefois, ces chiffres sont à prendre avec précaution. De fait, pour avoir le feu vert de l'Autorité de la concurrence sur l'opération, certains actifs seront probablement cédés. Iliad (Free) est à l'affût. Dans un communiqué publié lundi, le groupe de Xavier Niel affirme être « en négociations exclusives avec Numericable-SFR pour l'achat d'un portefeuille d'actifs » dans le cadre de ce possible mariage. Concrètement, Free pourrait récupérer une partie du réseau de Bouygues Telecom, pour un montant avoisinant les 2 milliards d'euros, selon l'Idate. Une aubaine pour Iliad, qui, dans ce cas, « peut anticiper la fin des accords d'itinérance avec Orange et bénéficier d'un réseau 4G disposant d'une des deux meilleure couverture nationale, et qu'il n'aura pas à construire », souligne le think tank. Pour mémoire, l'itinérance permet à Free d'utiliser les antennes 2G et 3G d'Orange dans les zones où il ne dispose pas d'antennes. Avec ce réseau, Free disposerait d'un formidable levier de croissance, et pourrait refaire rapidement son retard dans le mobile. Sondés par La Tribune, plusieurs experts jugent qu'une part de marché avoisinant les 25% serait tout à fait crédible.

Une équation à quatre inconnues

Ainsi, le passage de quatre à trois opérateurs devrait avoir un impact immédiat et puissant sur tout le secteur. Mais surtout, ce serait probablement le début d'une mue profonde, qui pourrait accoucher d'un nouvel écosystème concurrentiel. Rien de moins. Pour comprendre les enjeux, il faut coucher sur papier une équation à quatre inconnues. Il y d'abord les tarifs pratiqués par les opérateurs pour leurs offres, Internet et mobiles, leurs lourds investissements, les emplois du secteur, et sa compétitivité, stratégique pour tout l'écosystème numérique. Cette équation doit aussi être résolue dans un contexte de disette budgétaire pour l'Etat qui attend du secteur privé qu'il finance de lourds investissements dans les réseaux.

Les prix ? En cas de consolidation, plusieurs associations de consommateurs redoutent une hausse des factures, particulièrement malvenue en ces temps de crise du pouvoir d'achat. « Le passage de quatre à trois opérateurs entraîne toujours une hausse des prix pour les consommateurs », souligne à l'AFP Cédric Musso, directeur de l'action politique à l'UFC-Que Choisir. Il prend en exemple l'Autriche, dont le passage de quatre à trois opérateurs a conduit à une hausse des tarifs de 10% en trois mois.

Pour Sylvain Chevallier, spécialiste des télécoms chez BearingPoint, il ne devrait pas y avoir de flambée des factures dans l'Hexagone en cas de consolidation. En revanche, « cela permettrait de stabiliser les prix, et surtout arrêter la baisse effrénée qu'on a connu dans le mobile, mais aussi sur l'Internet ». Sur ce créneau, il rappelle la politique agressive de Bouygues Telecom, qui dispose d'offres ADSL à partir de 19,99 euros, et fibre à compter de 25,99 euros. En clair, ces offres pourraient donc disparaître, et le marché pourrait trouver un point d'équilibre autour des offres des autres opérateurs, oscillant entre 35 à 45 euros.

Vers une « stabilisation » des prix ?

Pour Sylvain Chevallier, un passage à trois opérateurs sonnerait probablement la fin des dégriffes, des ventes privées et autres promotions en pagaille que multiplient les opérateurs pour ferrer de nouveaux clients. A ses yeux, cette « stabilisation » pourrait permettre aux opérateurs de retrouver des marges suffisantes pour accélérer leurs investissements.

Or, l'an dernier, ceux-ci ont chuté de 300 millions d'euros. Aux yeux de plusieurs experts, cette baisse est directement imputable à la guerre des prix ces dernières années en France. Ainsi, les tarifs de la téléphonie mobile ont décliné de 40% depuis janvier 2012 et l'arrivée du « trublion » Free Mobile. Spécialiste des télécoms à l'Idate, Didier Pouillot relève ainsi que « les revenus mensuels par utilisateur pour les opérateurs sont de 40 à 50 euros aux Etats-Unis, contre souvent moins de 20 euros en Europe ». Résultat, « quand la 4G est arrivée en France en 2012, 80% à 90% de la population américaine était déjà couverte ! », souligne Sylvain Chevallier.

En stabilisant, a minima, les prix, les opérateurs espèrent donc retrouver plus de marge pour investir davantage. « La concentration horizontale est une évidence économique. C'est le besoin en investissement, dans la fibre, la 4G, les fréquences qui déclenche la consolidation », estimait Stéphane Richard il y a quelques mois, interrogé par Bloomberg au Forum économique de Davos. Depuis quelques mois, le patron d'Orange n'a de cesse, à chaque intervention publique, de plaider pour une consolidation an en France et sur le Vieux Continent.

Les « doutes » d'Emmanuel Macron sur l'investissement

A ce sujet, Emmanuel Macron a changé son fusil d'épaule. Après avoir longtemps milité contre une concentration des télécoms en France, jusqu'à exprimer dimanche des réserves sur l'offre de Patrick Drahi, qu'il a reçu à Bercy, il a affirmé ce mardi lors d'une conférence de l'EBG qu'il n'avait « pas de religion » sur la nécessité d'avoir trois ou quatre opérateurs. Le ministre de l'Economie a évoqué « un doute », à « court terme », sur « ce que ça apporte à l'investissement [...] et à l'emploi ». Il fait ainsi référence à la chasse aux coûts qui a suivi le rachat de SFR par Numericable, menée tambour battant par les équipes de Patrick Drahi.

Reste que la question des investissements est cruciale pour la compétitivité de la France. Elle impacte directement la capacité des entreprises à profiter de la révolution numérique. Mais aussi celle des usagers, de plus en plus friands de connectivité, comme en témoigne l'explosion de la vidéo sur smartphone ou l'engouement pour les vidéos en streaming. Or la France a pris du retard dans le déploiement du très haut débit. Le gouvernement a lancé un plan pour couvrir l'Hexagone d'ici à 2022. Mais il s'inquiète que les mariages entre opérateurs ne viennent retarder l'échéance. Il en va de même pour la couverture des zones blanches, dont le gouvernement a arraché un engagement auprès des acteurs le mois dernier.

Dans ce possible mariage entre Numericable-SFR et Bouygues Telecom, la préservation des emplois suscite des craintes légitimes. « Il y aura forcément un impact fort, confie un analyste. Les deux groupes ont des activités similaires dans le mobile. Il y a beaucoup de doublons, et notamment dans les divisions où il y a beaucoup d'employés. » D'après lui, « les call centers, les équipes en charge des systèmes d'informations, les directions marketing ou financières » sont particulièrement visées. Pour limiter (un peu) la casse, Orange pourrait récupérer une partie des salariés de Bouygues Telecom. Si ceux-ci sont jeunes et bien formés, ils pourraient intéresser l'opérateur historique, qui est confronté au défi d'une pyramide des âges vieillissante...

Quid des nouvelles fréquences 4G ?

Enfin, si le gouvernement est particulièrement sensible aux conséquences de ce rapprochement, c'est qu'il vient aussi chambouler l'appel d'offre pour les nouvelles fréquences 4G. L'Arcep, le régulateur des télécoms a dévoilé la semaine dernière les modalités d'attribution de ces actifs. Ceux-ci doivent permettre aux opérateurs de faire face à l'augmentation du trafic à horizon 2020. L'Etat souhaite en retirer au moins 2,5 milliards d'euros, sachant que cette manne, inscrite au projet de loi de finances 2015, doit permettre à la Défense de boucler son budget. Problème, ce système d'enchères a été élaboré pour quatre opérateurs. Et non trois ! De fait, Free, qui pourrait récupérer des fréquences auprès de Bouygues Telecom, pourrait notamment ne plus être aussi intéressé par l'appel d'offre. Un bon connaisseur du dossier confie qu'un scénario noir où tous les blocs mis en vente ne trouvent pas preneur n'est plus utopique...

Dans ce contexte, reste à savoir quel sera le nouveau positionnement des opérateurs si ce « nouvel SFR » devait voir le jour. D'après un analyste, celui-ci se positionnerait sur des offres de qualité pour concurrencer frontalement Orange. Mais que fera Free ? D'après lui, le « trublion » ne devrait pas changer de stratégie, en jouant sur des coûts bas et des offres à bas prix. Et ce, même avec une part de marché plus importante. Dans tous les cas, la possibilité d'un mariage dans le secteur aura rarement suscité autant d'émoi.