Mobile : ce que Free a changé en 100 jours

Par Delphine Cuny  |   |  1428  mots
Trois mois après le lancement de l'offre mobile de Free, l'heure serait même au léger reflux. Copyright AFP.
Les grands opérateurs commencent à tirer le bilan du tsunami qui les a frappés. La vague de résiliations massives serait passée et le reflux même amorcé. D'autres mouvements de fond se dessinent : l'illimité se généralise et le marché se polarise sur les gros consommateurs et... les petits budgets.

Trois mois après « le tsunami Free Mobile » selon l'expression de certains concurrents, les trois opérateurs historiques semblent d'accord sur un constat : « la vague assez massive de demandes de résiliation que l'on a observée jusqu'à fin février s'est ralentie », selon Alice Holzman, directrice du marketing grand public d'Orange France. « Il n'y a plus du tout de mouvement massif, en particulier vers Free. Nous sommes revenus à un niveau normal de demandes de portabilité » a-t-elle déclaré mercredi lors d'une rencontre avec des journalistes. Même constat de la part de Jean-Bernard Lévy, le PDG de SFR : « depuis la mi-mars, nous sommes revenus progressivement à un nombre de départs à peu près en ligne avec l'année dernière à la même époque », a-t-il affirmé la semaine dernière à l'assemblée générale de Vivendi. « Nous voyons même revenir des gens déçus » avait-il ajouté.

Un reflux de l'ordre de 1.000 clients de Free par semaine
Bouygues Telecom avait été le premier à évoquer, fin mars, ce mouvement de retours, peu après une panne majeure sur le réseau de Free Mobile. « Il y a un reflux de Free, qui n'est pas massif, mais qui ne s'est pas tari depuis un mois » selon Alice Holzman d'Orange : ce reflux serait de l'ordre de 1.000 clients déçus de Free revenant par semaine chez un des historiques, selon une estimation concordante des acteurs. « 1.000 par semaine depuis un mois, ça ne se voit même pas dans les statistiques !» relativise un expert du secteur.

Du côté de Free Mobile, c'est le silence radio jusqu'à la publication, courant mai, du chiffre d'affaires du premier trimestre de la maison-mère Iliad, qui devrait annoncer le nombre de clients de son offre mobile. Free a conquis au moins 2,5 millions de clients d'après les estimations des concurrents. « Depuis quelques semaines, cela ne bouge plus beaucoup » affirme la directrice du marketing d'Orange. Chez les concurrents du quatrième opérateur, certains veulent croire que « Free a déjà fait le plein » en puisant dans sa base de 4,8 millions d'abonnés ADSL. Selon Alice Holzman, Free a bénéficié dans le mobile d'« un effet de levier très conséquent sur sa base de Freenautes », les abonnés à la Freebox qui ont droit à une réduction de 4 euros sur le forfait mobile illimité à 19,99 euros et totale sur celle à 2 euros: ils représenteraient « la très grande majorité » des clients Free Mobile. De l'ordre des deux tiers selon certaines estimations.

Selon l'enquête Kantar Worldpanel publiée mercredi, le nouvel opérateur mobile aurait une part de marché de 4,6% en nombre de clients au 18 mars, mais de 2,1% en valeur, confirmant qu'« une large majorité de ses clients actuels sont des Freenautes. » Cette part de 4,6% correspondrait bien à 2,5 millions de clients, si on la rapporte aux 55,3 millions de clients en Métropole à fin 2011 d'après les données de l'Arcep, le régulateur. Reste à savoir la part des abonnés actifs et en particulier ceux à l'offre "gratuite" pour les abonnés Freebox : un concurrent évalue à un tiers le nombre de ces SIM inactives chez Free.

Un marché du sans-engagement plus vaste mais élastique
Il y a quelques mois, les opérateurs historiques assuraient tous que la taille du marché des offres sans engagement et sans téléphone, le « SIM-only » (une carte SIM seule) se limiterait à 15% du total. Le discours est désormais plus prudent. « Environ 20% du marché est sensible à cette logique du sans-engagement, sans contrainte » indique Alice Holzman d'Orange. Chez SFR aussi, l'ordre de grandeur serait similaire. « Soit Free est une niche, mais alors quelle est la taille de la niche, soit c'est un changement structurel du marché » balance un cadre dirigeant d'opérateur. « Le low-cost SIM-only fera peut-être 40% du marché » s'interroge un autre, tout en relevant que « tout le monde ne roule pas en Skoda : il y a aussi des BMW, des Peugeot etc. Il y a des gens prêts à payer plus cher pour avoir du service ».

Quant à Olivier Roussat, le directeur général de Bouygues Telecom, il prédit que le marché du « SIM-only » sera « un sas, avec des creux et des bosses, au gré des sorties des nouveaux smartphones et des périodes de fin d'engagement. » D'ailleurs, Orange propose à ses clients migrant chez Sosh, sa marque low-cost vendue en ligne, de geler leurs points de fidélité donnant droit à des tarifs préférentiels sur l'achat d'un téléphone, leur permettant de les utiliser par la suite s'ils souhaitent rebasculer sur un forfait classique avec engagement et subvention.

Le marché subventionné n'est pas mort, l'illimité se généralise
Du côté des téléphones justement, les opérateurs historiques arrivent tous au même constat. « Nous ne vendons quasiment pas de terminaux à crédit chez B&You » assure Olivier Roussat. Free aussi écoulerait moins de téléphones que prévu. « On vend peu de mobiles chez Sosh. On fera bientôt du quatre fois sans frais, on propose l'étalement du paiement jusqu'à 200 euros, ça ne joue pas beaucoup sur un iPhone » relève Alice Holzman. « Les Français restent très attachés aux subventions. 85% de nos ventes hors Sosh se font avec subvention » ajoute la responsable marketing d'Orange.

Plus globalement, « le marché va se polariser et se « dé-moyenner » sur les subventions qui vont se concentrer sur le haut de gamme », analyse le DG de Bouygues Telecom. Une vision partagée par Alice Holzman : « nous n'avons pas l'intention de faire exploser nos coûts d'acquisition, nous focalisons les subventions sur les clients à valeur, qui s'engagent sur 24 mois. Le marché des forfaits se polarise avec d'un côté l'entrée de gamme, sous les 20 euros, très clairement sous l'effet de Free, et de l'autre les offres illimitées : le 24/7 est devenu la référence, même si ce n'est pas la norme. »

Ainsi Orange réalise la moitié de ses ventes Open, sa gamme quadruple-play, avec des forfaits mobiles incluant les appels en illimité : « il n'y a plus de place pour des forfaits de 4 ou 5 heures d'appels. » Si certains petits consommateurs se contentent d'une ou 2 heures d'appels car ils ne veulent ou ne peuvent pas dépenser plus, le forfait Origami Jet à 69 euros « fonctionne très bien, c'est celui avec le package de services le plus complets. « Les clients à valeur, gros consommateurs, sont resté assez fidèles à leur opérateur » poursuit la directrice marketing d'Orange France.

Un marché en recomposition
Face à Free et ses deux offres mobiles (2 euros pour 1 heure et 60 SMS, ou 19,99 euros pour appels et SMS illimités et 3Go), tous les opérateurs ont dû simplifier leur catalogue, limiter les options et les déclinaisons. « Le marché est plus clair et plus transparent » se félicite Alice Holzman, même s'« il y aura une perte de valeur pour le marché, c'est une évidence. » La visibilité reste faible alors que « l'ensemble du marché est dans une période de refonte des offres, il va se transformer. » Stéphane Richard, le PDG de France Télécom, avait lui-même évoqué une baisse du revenu moyen par abonné (ARPU) du marché de l'ordre de 10%, ce qui est conforme aux prévisions des analystes à ce stade.

Il y a d'abord « un écrasement des prix », à la fois sur les offres des marques low-cost et sur le c?ur de gamme, d'autant que les opérateurs ont fait des campagnes actives de « rétention » de clients, proposant à ceux au « score de fragilité » élevé des forfaits plus adaptés et moins chers, parfois deux fois moins chers. « Il y a un effet très fort de descente en gamme » s'inquiète un dirigeant d'opérateur. « Ce repricing de la base clients risque de faire descendre le marché à une moyenne de 25 euros par mois, contre 35 à 40 euros auparavant » s'alarme un analyste. Si certains espèrent que Free profitera du passage du cap des 3 millions de clients pour modifier son offre, Alice Holzman n'y croit pas et « ne parierai[t] pas sur une hausse des prix » de la part de Free. Toutefois, elle observe dans le même temps un mouvement inverse de « montée en gamme, en particulier de clients prépayés qui basculent sur des forfaits à 9,90 euros par exemple. » Ce segment du prépayé, qui va se concentrer sur les offres ethniques et les populations non bancarisées, devrait connaître encore des bouleversements, d'autant que Free a indiqué vouloir s'y attaquer.
 

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