« Le suicide constitue parfois une forme ultime de protestation sociale »

Par Pierre Manière  |   |  1179  mots
Des employés de France Télécom manifestent à Marseille, le 20 octobre 2009, contre la vague de suicides dans l'entreprise. Laquelle découle, selon eux, des restructurations et de la pression au travail. (Crédits : Reuters)
Au quatrième jour d’audience du procès France Télécom, ce vendredi, trois experts, un psychiatre et deux sociologues, sont revenus sur les causes de la souffrance et des suicides au travail.

Comment et dans quel contexte, le travail pousse-t-il des individus à se suicider ? Quel est leur profil ? Quel message renvoient-ils ? C'est à ces questions que trois experts cités par les parties civiles, un psychiatre et deux sociologues spécialistes de la souffrance au travail, ont répondu ce vendredi, au quatrième jour du procès France Télécom. Celui-ci a débuté lundi dernier. Il doit notamment faire la lumière sur les suicides de salariés de l'entreprise après la mise en place d'un vaste plan de restructuration (NEXT) entre 2006 et 2008. France Télécom (aujourd'hui Orange), Didier Lombard, l'ex-PDG du groupe de télécoms et six anciens dirigeants sont jugés pour harcèlement moral.

Pour le sociologue Michel Gollac, les chiffres des suicides chez France Télécom (il évoque 12 suicides en 2008, 19 en 2009 et de 26 en 2010) étaient « des indicateurs légitimes d'alerte », dans la mesure où « les systèmes d'alerte dans l'entreprise paraissaient inefficaces ». S'il se dit « réservé » sur la hausse du nombre de suicides sur la période, c'est plutôt sa diminution à partir de 2011-2012 qui lui paraît notable. D'autant qu'elle intervient après des « changements importants dans l'entreprise » en matière d'organisation du travail. « Quand on passe de 45 suicides en deux ans à 26 les deux années suivantes, il est peu probable qu'il s'agisse d'une simple fluctuation aléatoire », poursuit-il, y voyant « un indice » qui n'a pas « valeur de preuve ».

L'expert s'appuie ensuite sur une enquête du cabinet Technologia sur les conditions de travail chez France Télécom. Celle-ci a pointé du doigt, fin 2009, une ambiance de travail délétère, « voire violente », dans l'entreprise, tout en accablant « la grande défaillance » du management. Selon le sociologue, cette enquête donne un panorama assez large des différents facteurs de risques psychosociaux au travail. A l'instar de « la charge de travail excessive »« le défaut de reconnaissance au travail », ou encore « l'insécurité de la situation de travail ».

« Certains suicides avaient une valeur d'alerte »

Pour Michel Gollac, il apparaît « plausible » qu'une situation de forts risques psychosociaux débouche sur des suicides dans la mesure elle augmente le risque de troubles mentaux. Mais il souligne d'emblée que certains suicides liés au travail concernent des personnes « qui n'ont pas de trouble mental majeur, et qui sont très impliquées dans leur travail ». A ce sujet, Michel Gollac estime que chez France Télécom, « les conditions pour que de tels suicides arrivent étaient réunies ». Pourquoi ? Parce que « c'est une entreprise qui suscitait un fort attachement des salariés », poursuit-il.

Michel Gollac a souligné le cas particulier de certains suicides sur le lieu de travail, « où les personnes ont laissé des documents et ou elles accusaient leur travail ». Ce qui s'est notamment passé chez France Telecom, lorsqu'un salarié s'est immolé par le feu à Bordeaux, ou qu'un autre, à Marseille, s'est suicidé en dénonçant dans une lettre un « management de la terreur »« Ce sont des gestes très particuliers, analyse Michel Gollac. On veut rendre la chose publique. [...] Certains suicides avaient entre autre motivation une valeur d'alerte. C'était un appel. Et le fait est que cet appel a été entendu. Il y a eu une mobilisation de l'opinion publique, qui a abouti à des changements dans l'entreprise. »

Psychiatre et psychanalyste, Christophe Dejours a lui jugé que « le suicide n'est pas un acte individuel »« Il montre que tout le milieu du travail environnant va mal, enchaîne-t-il. Le grand nombre de suicides exigés par certains statisticiens pour affirmer le lien entre travail et suicide est une absurdité. Un seul suicide mériterait qu'on analyse l'organisation du travail. »

« Le suicide au travail, c'est un message »

Pour expliquer le suicide dans un cadre professionnel, Christophe Dejours souligne l'importance, pour certains, du travail dans le bonheur et la santé mentale. D'où le danger et le risque d'une issue tragique, dit-il, lorsque cette « dynamique de la santé mentale par le travail » est cassée. Il évoque un tel risque chez France Telecom, « où certains employés ont été mutés sans ménagement et assignés à des tâches sans rapport avec ce qu'ils faisaient auparavant ».

Comme Michel Gollac, le psychiatre affirme que « ceux qui se suicident sont toujours ceux qui étaient les plus engagés dans l'entreprise »« Ce ne sont pas les tire-au-flanc, les plus paresseux, c'est toujours les plus impliqués », insiste-t-il. Lui aussi balaye l'argumentaire selon lequel les gens qui se suicident ont forcément une fragilité psychologique. « Il existe une zone de fragilité chez tout être humain, affirme Christophe Dejours. Ce n'est pas l'apanage de ceux qui se sont suicidés. D'autres vont développer par exemple des maladies somatiques. » En définitive, il appelle plutôt à se demander pourquoi « c'est souvent lors des réformes de structures ou des fusions-acquisitions que certains dépriment ».

Pour lui aussi, le suicide au travail « n'est pas juste la mise à mort de soi »« C'est un message, affirme l'expert.[...] Il dit quelque chose à ses collègues, à ses supérieurs hiérarchiques, à la société. »

Le « déficit de lien social », un facteur important

Sociologue à l'Ecole normale supérieure (ENS), Christian Baudelot souligne pour sa part que la cause d'un suicide est « toujours multifactorielle », même si le travail peut « parfois jouer un rôle important ». Dans le cas de France Télécom, les suicides sont-ils liés, au moins en partie, aux conditions de travail imposées aux salariés ? Selon lui, le fait que certains salariés ont choisi de mettre fin à leurs jours sur le lieu de travail constitue « un signal qui doit être pris au sérieux car il indique le sens que la victime veut donner à son acte ». Celle-ci montre qu'elle « n'en peut plus », et que l'origine de sa souffrance est dans le travail.

En outre, le sociologue affirme que l'un des facteurs principaux d'un suicide tient dans « le défaut d'intégration de l'individu à un groupe social, et à un déficit de lien social »« C'est dans ce cadre que se joue le désespoir, que se joue le suicide, poursuit-il. Il semble bien que la nouvelle forme de management du plan NEXT minait tout processus d'intégration de l'individu dans le groupe. »

Enfin, le sociologue est revenu sur un point important : y a-t-il eu un « effet Werther » (ou suicide mimétique, suite à la médiatisation de l'affaire) dans le cas de France Télécom ? Selon lui, ce n'est pas le cas. « Un salarié qui se suicide, c'est sérieux, dit-il. Les salariés de France Télécom ne se bornent pas à imiter leurs devanciers. Eux-mêmes éprouvent les mêmes souffrances, qui deviennent insupportables, au point de préférer la mort à la vie. »

Mais pour lui, « si l'imitation et la médiatisation ne sont pas à l'origine de nouveaux suicides, elles ont une influence sur la façon de passer à l'acte »« En se produisant à la même époque, dans l'entreprise, et en la désignant comme responsable, le suicide individuel devient une sorte de forme ultime de protestation sociale », estime-t-il.