Très haut débit : le spectre d’une nouvelle fracture numérique

Par Pierre Manière  |   |  1094  mots
En France, le plan très haut débit a vocation à offrir à tous un accès THD (c’est-à-dire au-delà de 30Mb/s) à horizon 2022. (Crédits : © Lisi Niesner / Reuters)
Alors que le trafic Internet augmente à toute vitesse, la France et l’Union européenne cherchent à se doter au plus vite d’infrastructures visant à démocratiser le très haut débit. L’enjeu est économique, puisque de nombreux business ne pourront voir le jour sans une connectivité suffisante. Mais il est aussi politique car certaines zones, rurales notamment, pourraient beaucoup pâtir de débits insuffisants. Explications.

Avec l'essor du Très haut débit (THD), la menace d'une grande fracture numérique n'a jamais été aussi forte. De fait, si certaines zones - rurales en particulier - n'y ont pas accès, y survivront-elles ? Outre l'enjeu crucial de compétitivité économique, disposer d'une bonne connectivité devient aussi important pour les individus qu'un accès à l'électricité ou au réseau routier. En d'autres termes, si la course au très haut débit a pu, il y a quelques années, être considérée comme une simple « commodité », elle s'est transformée en enjeu de service public. Tel est le principal enseignement des 9èmes Assises du Très haut débit (THD), qui se sont déroulées mercredi matin, à Paris.

En ouverture de l'événement, le député socialiste Jean Launay, président de la Commission supérieure du service public des postes et des communications électroniques (CSSPPCE) et du Comité national de l'eau, a ainsi donné le ton, d'une comparaison maison :

« Les hommes se sont installés près des points d'eau, source de vie. Les tribus se sont installées près des lacs, sources de sécurité, les villages au bord des rivières, source de développement durable. Progressivement, les villes ont crû avec les cours d'eau. Et vous connaissez la suite : Lutèce est devenu Paris. L'importance de l'eau a fait des villes comme Nantes, Toulouse, Bordeaux ou Lyon. Et ce qui est vrai pour l'accès à l'eau l'est aussi pour l'accès à l'Internet. Pour le très haut débit, ce sera la même évolution. Les populations se concentreront là où il est disponible. »

Mais suivant ce raisonnement, ces « populations » déserteront donc les zones non couvertes. Et si elles demeurent sur place, elles en souffriront. A l'instar des 160 communes françaises situées en « zones blanches », et qui n'ont toujours pas d'accès en 2G. Ou aux 2.200 bourgs encore dépourvus de 3G... Chef de l'unité Très haut débit (THD) au sein du Mécanisme pour l'interconnexion de l'Europe (MIE), Anna Krzyzanowska a tiré la sonnette d'alarme aux Assises du THD :

« Certains enfants, qui ont la chance d'habiter dans les grandes villes, bénéficieront de contenus et d'outils éducatifs digitaux. Est-il acceptable d'un point de vue de politique publique que les enfants des zones rurales n'aient pas accès à ces mêmes outils ? »

De fait, sur le dossier du Très haut débit, les craintes françaises et européennes concernent les zones les moins denses du territoire. Contrairement aux très rentables grandes agglomérations, celles-ci risquent d'être boudées par les opérateurs télécoms, pour qui y déployer une connectivité dernier cri coûterait trop cher par rapport aux bénéfices attendus. C'est la raison pour laquelle la France a lancé au printemps 2013 son Plan très haut débit. D'un montant avoisinant les 20 milliards d'euros, celui-ci repose en priorité sur le déploiement de réseaux FttH (Fiber to the Home), qui amène la fibre optique directement chez l'abonné. Cette technologie, considérée actuellement comme la plus performante, permet aujourd'hui des débits très élevés de l'ordre de 100 Mb/s, contre moins de 30 Mb/s, au mieux, pour l'ADSL.

Une priorité politique récente

Le Plan très haut débit a vocation à offrir à tous les Français un accès THD (c'est-à-dire au-delà de 30Mb/s) à horizon 2022. Pour les zones denses, les opérateurs y déploient la fibre sur leur fonds propres, pour un montant de 6 à 7 milliards d'euros. Et pour les zones moins denses, les collectivités territoriales bénéficient d'aides publiques pour assurer le déploiement, à hauteur de 13 à 14 milliards d'euros.

En France, le très haut débit est donc une priorité politique récente. Et il en va, très clairement, de même pour l'UE. Il y a cinq ans, la précédente Commission (Barroso II, de 2010 à 2014) avait fixé deux grands objectif : le très haut débit pour tous et la moitié des foyers européens avec un abonnement à 100 Mb/s d'ici 2020. Mais elle ne s'est pas donné les moyens de ses ambitions. De fait, le Mécanisme pour l'interconnexion de l'Europe (MIE) - qui est apparu en 2013 et devait constituer un bras armé pour le déploiement du THD sur la période 2014-2020 - devait initialement être doté de 9,2 milliards d'euros pour son volet télécoms, dont 7 milliards pour les projets THD. Mais lors des négociations sur le Budget européen pour cette même période, il est devenu une variable d'ajustement, et a vu son enveloppe réduite de 8 milliards d'euros ! Après quelques réajustements, la manne dédiée au THD s'est finalement élevée à 150 millions d'euros. Autant dire une goutte d'eau...

L'essor fulgurant de l'économie collaborative

La nouvelle Commission de Jean-Claude Juncker, en place depuis la fin 2014, a changé la donne. Le numérique est devenu une vraie priorité, comme en témoigne sa volonté d'accoucher d'un vrai marché unique du numérique d'ici à la fin 2016. Ici, les télécoms ont une place de choix dans le second des trois piliers déterminé par Bruxelles. Désormais, outre la minuscule enveloppe du MIE, le THD pourra compter sur 6 milliards d'euros émanant des fonds structurels et d'investissement européens, toujours pour la période en cours 2014-2020. Mais il devrait également bénéficier d'une part du Plan Juncker de 315 milliards d'euros.

Pourquoi cette volteface ? Parce que le numérique cannibalise désormais tous les secteurs de l'économie. L'économie collaborative, pour ne citer qu'elle, devrait atteindre 335 milliards de dollars d'ici à 2025, contre 15 milliards en 2013, selon une étude récente de PricewaterhouseCoopers (PwC). Anna Krzyzanowska prend aussi en exemple la Deutsche Bank, qui souhaite réduire ses coûts de 3,5 milliards d'euros en 5 ans. Pour cela, elle compte notamment supprimer quelques 200 agences sur les 730 qu'elle détient actuellement. Or pour la responsable du MIE, « il n'y a pas 36 solutions, tous ses clients vont être en ligne... »

Ainsi, le THD répond aux besoins de plus en plus gourmands en bande passante des services Internet. Le mois dernier, Cisco a fait état d'un triplement du trafic Internet d'ici 2019. Surtout, le numéro un mondial des équipements de réseaux estime qu'à cette date, il y aura 578 millions d'équipements connectés (contre 109 millions en 2014), lesquels représenteront plus de 9% du trafic mobile global. Face à ces enjeux économiques, la « politisation » du THD tombe donc à point nommé.