Détachements de salariés : comment la règlementation est détournée

Par Jean-Christophe Chanut  |   |  1055  mots
A lui seul, le secteur du BTP emploie 34% des salariés étrangers détachés en France
Une véritable explosion. Plus de 169.000 détachements de travailleurs en France en 2012, soit 10 fois plus qu'il y a dix ans. Et 12.000 constats d'infractions aux règles que les ministres du Travail européens tentent, difficilement, de redéfinir pour limiter la fraude.

16.545 salariés étrangers détachés en France en 2002… 169.613 (soit l'équivalent de 5,7 millions de "jours détaché"s) en 2012. Une multiplication par dix ! Et ils pourraient être plus de 210.000 en 2013. On le voit, ce dossier est en train de prendre une importance capitale.

En Europe, la France est à la pointe du combat pour clarifier les règles sur le détachement,. Les ministres du Travail des 28 ont d'ailleurs un nouveau rendez vous à Bruxelles lundi 9 décembre pour tenter de revoir la directive sur ce sujet. Mais, pour l'instant, les discussions butent sur un constat de désaccord. Si la France a su rallier à sa cause l'Allemagne, l'Espagne, le Luxembourg, ainsi que la Belgique et les Pays-Bas, ce bloc trouve en face de lui la Grande-Bretagne et les pays d'Europe centrale qui souhaitent, au contraire, assouplir les règles sur le détachement.

Concrètement donc, les débats portent sur deux points principaux : la liste des documents exigibles en cas de contrôle administratif et la mise en place d'un dispositif obligatoire pour identifier, et le cas échéant poursuivre, le donneur d'ordre et l'ensemble des sous-traitants.

Une pratique légale mais détournée

La pratique du détachement de salariés étrangers en France est parfaitement légale. Mais les pratiques douteuses avec des montages de plus en plus sophistiqués se multiplient. Ce qui conduit à un véritable "dumping social, dénoncé par les syndicats…. Et par nombre d'entreprises qui voient dans ces pratiques une concurrence déloyale.

A cet égard, selon le ministère du Travail, plus de 12.000 infractions ont été relevées en 2012. Et la part des infractions liées au travail dissimulé compte pour 75% du total. Si on recense près de 120 nationalités dans les procédures, 58% concernent cependant des ressortissants de l'Union européenne. Les salariés polonais représentent la première nationalité de main d'œuvre détachée (31.700), devant les salariés portugais (20.000) et roumains (17.500). Quant aux secteurs les plus utilisateurs du détachement, on compte le BTP (34%) , des entreprises de travail temporaire (27%) et de l'industrie (15%).

Normalement, les règles du détachement - qui doit toujours être temporaire - obligent les entreprises étrangères à respecter l'essentiel du droit du travail français pour les salariés envoyés en France. Il en va ainsi des salaires, de la durée du travail, des conditions de travail, etc. Mais, en revanche, quand le salarié détaché reste soumis à son pays d'origine en matière de protection sociale, les cotisations de sécurité sociale n'ont pas à être payées en France.

Et c'est bien souvent là que tout dérape et qu'apparaissent les distorsions de concurrence. Car, bien évidemment, ce dispositif permet d'abaisser le coût du travail. Beaucoup d'entreprises ont compris le "truc ". D'où de nombreux mécanismes de fraude, pas toujours faciles à détecter. En voici quelques exemples.  

  •  Les embauches en vue du détachement

L'un des cas classiques évoqués est l'embauche d'un salarié dans un autre État membre que celui où il réside (par exemple un salarié français recruté au Luxembourg), mais pour exécuter une prestation dans ce même pays de résidence. C'est une technique utilisée par les entreprises qui veulent faire de l'optimisation en embauchant les salariés uniquement dans les établissements où le régime social est le moins onéreux pour elle.

Pour lutter contre ce montage, les règles européennes exigent un mois d'affiliation dans l'État membre d'origine. Ainsi, à défaut d'emploi réel, l'entreprise qui souhaite recourir à cette technique devra dorénavant rémunérer le salarié sans avoir d'emploi réel à lui donner, pendant un certain laps de temps.

  • Les sociétés écrans ou "coquilles vides"

Dans le cadre des fraudes au détachement, certaines formules reposent sur la création d'au moins une société écran dans l'État censé être l'État d'origine. L'objectif est donc uniquement de bénéficier d'une adresse donnant accès à une affiliation sociale moins onéreuse que celle du pays d'exécution du travail.

  •  Les faux indépendants ou indépendants déguisés

Une étude de la Fédération européenne des travailleurs de la construction et du bois a donné lieu à une synthèse intitulée " travail indépendant et faux travail indépendant dans le secteur de la construction ". Elle rappelle que le développement du recours aux faux indépendants présente, pour les entreprises concernées, un intérêt double : d'une part, les charges sociales ne sont plus supportées par l'entreprise et celles qui sont acquittées par l'indépendant sont moindres, correspondant d'ailleurs à un moindre niveau de protection ; d'autre part, le niveau de protection sociale est moindre puisque les règles de droit du travail ne visent pas les indépendants : horaires de travail, salaires minima, etc., ne sont donc  pas applicables.

Une fois la fraude démontrée, une requalification peut être opérée, si le droit national le permet, comme c'est le cas en France, dès lors que la réalité de l'exercice du travail montre un lien de subordination et fait ainsi apparaitre que le faux indépendant est en fait dans ses tâches dans la même situation qu'un salarié.

  •  Les plates-formes de travailleurs détachés

Un cas d'optimisation accessible aux très grandes entreprises faisant appel à du personnel internationalement mobile. Une filiale judicieusement placée dans un paradis fiscal et social détache temporairement ses salariés dans différents États membres de l'Union européenne. En jouant sur une mobilité suffisamment rapide, l'entreprise n'a pas besoin de rattacher les salariés concernés à la sécurité sociale d'un État membre classique.

Du sophistiqué, on le voit. Pour tenter de contrer ces manœuvres, les services chargés de lutter contre le travail illégal - dont l'inspection du travail qui verra ses pouvoirs renforcés en 2014, une fois une loi sur sa réorganisation votée -, en 2012, 65.000 établissements ont été identifiés et contrôlés. Plus de 12.000 (18,7%) ont été considérées en infraction. Et le montant des redressements effectués s'est élevé à 126 millions d'euros. Certes mais beaucoup reste à faire pour mieux encadre les pratiques du détachement qui échauffent de plus en plus les esprits.