L'affaire du logement de Lepaon (CGT), révélateur du malaise syndical

Par Jean-Christophe Chanut  |   |  1578  mots
"l'affaire" du logement de Thierry Lepaon, secrétaire générale de la CGT, intervient dans un climat de désillusion face à l'action syndicale
Thierry Lepaon, secrétaire général de la CGT, va devoir s'expliquer sur "l'affaire" de son appartement devant les instances de son syndicat. Au-delà de son aspect factuel, cette "affaire" est révélatrice du malaise grandissant vécu par les syndicats français dans le climat politique actuel.

Mardi 4 et mercredi 5 novembre, la CGT convoque son Comité central national (CCN), sorte de « parlement » du premier syndicat français composé des numéros uns de toutes les fédérations et des unions départementales de la CGT.

Au cœur des discussions: "l'affaire" révélée par le Canard enchainé. La CGT aurait financé à hauteur de quelque 130.000 euros la rénovation d'un appartement de standing loué à Vincennes pour loger son secrétaire général Thierry Lepaon, originaire de Normandie. Le tout, sans qu'aucune instance du syndicat soit consultée pour donner un avis. "L'affaire" a provoqué un tollé en interne, même si, officiellement, vis-à-vis de l'extérieur, l'heure est à la défense de Thierry Lepaon sur le thème de la « théorie du complot » et du « la CGT dérange, donc on cherche à l'affaiblir ».

La sortie ratée de Thibault, un nouveau secrétaire élu par défaut

Il n'empêche, la tenue du CCN pendant deux jours va être un moment difficile à vivre pour Thierry Lepaon. Il y a du règlement de comptes dans l'air face à un secrétaire général élu par défaut en mars 2013 pour succéder à Bernard Thibault qui a complètement raté sa sortie -faute d'avoir su organiser sa succession - après avoir passé quatorze années et quatre mandats à la tête de la centrale de Montreuil.

En réalité, « l'affaire Lepaon », au-delà de son petit côté sensationnaliste, est totalement révélatrice du malaise de la CGT en particulier et du mouvement syndical en général face à l'évolution politique du pays et au virage social-libéral initié par Manuel Valls. Les organisations syndicales ne savent plus comment se comporter, coincées entre une peur de favoriser le retour de la droite aux affaires et une déception grandissante face à la voie choisie par le gouvernement.

Faute de vrais débats internes, une CGT sans colonne vertébrale

Encore davantage qu'à la fin de l'ère Thibault, la CGT apparaît comme un bateau ivre, sans réelle ligne et manquant de colonne vertébrale, faute de vrais débats internes sur ses orientations.

D'un côté, on voit un Thierry Lepaon qui tente tout ce qu'il peut pour sortir la centrale de son splendide isolement et maintenir un lien avec la CFDT de Laurent Berger. Les deux hommes se sont d'ailleurs rencontrés début octobre, mais sans que cela débouche sur grand-chose. Certes, les deux centrales syndicales ont largement participé, en 2012, à la défaite de Nicolas Sarkozy...

Refusant la vraie-fausse neutralité qu'elles adoptaient lors des scrutins présidentiels antérieurs, elles ont clairement appelé à battre le président de la République sortant. L'heure de la revanche avait sonné, alors que Nicolas Sarkozy n'avait rien voulu lâcher en 2010 sur les retraites, alors que les syndicats avaient jeté des centaines de milliers de manifestants dans la rue.

Un bateau ivre, un pilote contesté, des actions mal perçues par le public

Mais depuis l'élection de François Hollande, les chemins des deux centrales syndicales divergent. Faute de pilote dans l'avion, la CGT se cherche. Elle participe à peine aux grandes négociations interprofessionnelles - on l'a vu sur l'assurance chômage - faisant plutôt simplement acte de présence. Elle multiplie les journées d'action infructueuses.

On l'a encore vu le 16 octobre dernier avec un journée de défense de la « Sécu » au succès très relatif. On risque encore de le voir ce 4 novembre à la RATP et à la SNCF. Et que dire de cette grève de près de quinze jours en juin dernier, menée par les cheminots-CGT pour dire « non » à la réforme ferroviaire. Un mouvement très mal perçu dans l'opinion publique, et que Thierry Lepaon aura eu bien du mal à éteindre. Preuve de son manque de charisme au sein de la centrale.

Pis, le secrétaire général est tellement contesté par une forte minorité de la CGT que, si, a titre personnel, il aurait bien voulu que son organisation paraphe fin 2013 l'accord sur la formation professionnelle, les instances de la centrale en ont décidé autrement. Il a dû s'incliner.

Quand la conciliante CFDT montre les dents

A l'inverse, la CFDT de Laurent Berger n'est absolument pas dans le choc frontal avec le pouvoir politique. Mieux, comme d'habitude quand la gauche est au pouvoir, le programme de la CFDT, qui sert souvent de laboratoires d'idées - on l'a vu surtout quand Michel Rocard, l'incarnation de la "deuxième gauche", est arrivé à Matignon en 1988 -, est largement repris. Ainsi, lorsqu'il était encore ministre du Travail, Michel Sapin a repris à son compte l'idée des "droits rechargeables" pour les chômeurs, ou encore l'instauration d'un compte individuel de formation.... Autant d'idées défendues par la CFDT. Même sur le "Pacte de responsabilité", la CFDT se montre conciliante avec le pouvoir... mais moins avec le Medef.

Bref, on ne voit pas la CFDT appeler à descendre dans la rue contre la " politique d'austérité" du gouvernement... Du moins pour l'instant, car la CFDT ne cache pas son inquiétude sur l'évolution de la politique menée par Manuel Valls. Laurent Berger a dû montrer les dents quand le Premier ministre, pressé par les organisations patronales, a été tenté de reporter sine die le compte pénibilité (fortement défendu par la CFDT). Et elle reste très mobilisée sur le sujet comme sur celui des coupes claires dans les dépenses sociales.

Trois centrales désunies

On le voit, pour l'instant, les deux principales centrales françaises ne sont pas sur la même longueur d'ondes. Quant à la troisième, Force Ouvrière, elle s'est prudemment mise en réserve refusant de participer à des journées d'action perdues d'avance. « Quand on s'engage, c'est pour réussir », déclarait ainsi son secrétaire général, Jean-Claude Mailly, le 16 octobre dernier. En vérité, Jean-Claude Mailly est un pragmatique qui connaît son syndicat. A FO, dont les militants sont les plus hétérogènes quant à leur préférence politique, si la frange la plus à gauche rêve d'en découdre avec le gouvernement, la direction, elle, est plutôt (encore) conciliante avec les socialistes. Mais attention, là aussi, les inclinations de Manuel Valls en faveur des entreprises commencent à sérieusement crisper Jean-Claude Mailly.

Une sorte de schizophrénie syndicale

Ainsi, on le voit, les centrale syndicales, au-delà de leurs problèmes internes - c'est particulièrement vrai pour la CGT -, vivent une sorte de schizophrénie. Elles sont de plus en plus « nerveuses » face à la politique du gouvernement et, dans le même temps, elles redoutent un retour au pouvoir de l'UMP et notamment de Nicolas Sarkozy qui continue sa lutte contre « les corps intermédiaires ». Derrière ce vocable, il faut entendre « les syndicats ». D'où le malaise grandissant. D'autant plus que les leaders syndicaux ont parfaitement conscience que leur attitude ambiguë passe mal auprès d'une opinion publique désabusée et désorientée.

Les syndicats touchés par la désillusion générale

La dernière enquête Opinionway de janvier 2014 sur le degré de confiance dans lesdits "corps intermédiaires" est à cet égard sans appel. Certes, la confiance dans les partis politiques est au plus bas (11%), mais elle n'est guère meilleure pour les syndicats (28%). Comme le soulignait la dernière note de conjoncture sociale réalisée par l'association Entreprise & Personnel, « au fur et à mesure de l'enlisement dans la crise, les corps intermédiaires perdent toujours un peu plus en légitimité ».

Dans cette période de désillusion générale, les Français mettent tout le monde dans le même sac: politiques, patronat, syndicats. Ils sont considérés comme portant tous une part de responsabilité dans l'absence de résultats économiques du fait de la confusion des rôles.

Il est vrai que le patronat et les syndicats sont également créateurs de normes. Ce sont eux qui signent les grands accords interprofessionnels - réforme du marché du travail en janvier 2013, réforme de la formation professionnelle en décembre de la même année -, ensuite repris par la loi.

Exacerbation du sentiment qu'ils défendent le public, pas le privé

Ce sont également eux qui gèrent les grandes institutions comme l'assurance chômage ou les retraites complémentaires. Ils sont donc considérés comme responsables devant l'opinion publique des résultats économique de ces organismes... Or, ils ne sont pas brillants, accumulant les milliards d'euros de déficit.

Et l'image de marque des syndicats ne risquent pas de s'améliorer dans les semaines qui viennent avec les élections de représentativité syndicale dans la fonction publique organisées le 4 décembre prochain. Ce jour-là, pour la première fois, les 5 millions de fonctionnaires des trois fonctions publiques (Etat, territoriale et hospitalière) sont appelés à élire en même temps leurs représentants syndicaux.

L'heure est donc à la compétition entre les centrales. .Au risque d'encore exacerber le sentiment que les syndicats « ne représentent que les fonctionnaires et pas le privé ». C'est dans ce contexte de déception générale qu'intervient « l'affaire» de l'appartement de fonction de Thierry Lepaon. Après les affaires Thévenoud, Cahuzac, Bygmalion, etc. Elle vient renforcer le sentiment que, décidément, « tous pourris ».