Le vote sur l’immigration montre qu'il y a deux Suisse

Par Romaric Godin  |   |  1053  mots
La votation de dimanche a montré une Suisse profondément divisée
L’analyse du scrutin de la votation « contre l’immigration de masse » montre que la Suisse est coupée en deux entre « gagnants » et « perdants » de la mondialisation.

L'Europe n'a pas fini de s'interroger sur le sphynx suisse. Il est vrai qu'il est difficile de saisir ce que veut ce petit pays alpin qui depuis quinze ans est à la fois une des économies les plus ouvertes et les plus prospères d'Europe tout en faisant la part belle aux partis xénophobes et tout en montrant un mal-être certain.

Le Röschtigraben toujours profond

C'est qu'en réalité, il y a non pas une, mais des Suisses. La Confédération est en effet une construction complexe, faite de contradictions multiples que le vote d'hier a mis en exergue une nouvelle fois. La plus évidente et la plus fréquemment citée, c'est celle entre les Romands et les Alémaniques, le fameux « Röschtigraben » (fossé des Röstis, du nom de ce plat de pommes de terres râpées apprécié des Alémaniques). Dimanche, il s'est encore creusé : tous les cantons à majorité francophones ont rejeté l'initiative contre « l'immigration de masse », parfois comme le canton de Vaud avec une large majorité (61,1 %). Ceux qui ont accordé une majorité plus faibles sont les cantons bilingues ayant une minorité germanophone (Fribourg et Valais). Comme lors de la votation sur l'entrée dans l'UE en 1992, le contraste est donc frappant puisque seuls trois cantons germanophones ont rejeté l'initiative (Bâle-Ville, Zurich et Zug).

La coupure villes-campagne

Mais le Röschtigraben n'explique pas tout. Loin de là. Pascal Sciarini, politologue à l'Université de Genève, souligne que « lorsque l'on regarde les résultats dans le détail, on voit surtout une coupure entre la Suisse traditionnelle et la Suisse moderne. » Coupure qui se décline sous plusieurs formes. La première est celle entre la Suisse des Villes et la Suisse des Champs. Toutes les grandes villes de Suisse : Zurich, Berne, Bâle, Genève, Lausanne et Saint-Gall ont voté contre l'initiative. Si l'on regarde de près les résultats à l'intérieur d'un même canton, on voit cette  rupture très nette entre les villes et les campagnes. La ville de Berne a ainsi rejeté l'initiative à 72,3 % tandis que le canton l'a accepté à 51,1 %. Cette carte des résultats dans le canton de Saint-Gall montre que le contraste entre les zones urbanisées et les zones rurales.

Une division entre « gagnants »  et « perdants » de la mondialisation

Autre contraste : le niveau de vie. Comme le note le quotidien genevois Le Temps ce lundi, c'est la Suisse « moins prospère qui a fait gagner le oui. » S'appuyant sur une carte communale des résultats, le quotidien souligne que ce sont les régions les moins riches et aussi les moins prospères qui ont accepté l'initiative. Ce qui ramène à une dernière coupure : celle entre gagnants et oubliés de la mondialisation.

Là où les entreprises sont les plus présentes sur les marchés internationaux et où on a profité de l'ouverture des marchés européens, on a rejeté l'initiative : c'est le cas des bords du Lac Léman, de Zurich et Bâle ou des régions où fleurit l'industrie horlogère. En revanche, la Suisse intérieure, plus dépendante des transferts des autres cantons et de l'économie traditionnelle a dit « oui » à l'initiative contre l'immigration de masse. Même en Suisse romande, ce contraste a joué : les communes enclavées du Jura bernois ont voté comme leurs consœurs alémaniques. « La division qui a prévalu, c'est celle entre gagnants et perdants de la mondialisation », explique Pascal Sciarini.

Le cas du Tessin

Un mot enfin sur ce canton qui a fait basculer un vote qui, rappelons-le, s'est joué à seulement 19.000 voix et 0,3 point de pourcentage, c'est le canton italophone du Tessin. Ce canton a adopté l'initiative à 68,2 %, apportant près de 83.000 voix au « oui. » Un résultat qui traduit une évolution profonde de ce canton. « Voici trente ans, le Tessin avait une sensibilité très proche de la Suisse romande, aujourd'hui, il y a une dérive droitière et un fort sentiment anti-italien », souligne Pascal Sciarini. Cette évolution s'explique, selon ce dernier, par trois éléments. D'abord, le Tessin a souffert économiquement de la concurrence des cantons alémaniques depuis vingt ans et en a développé un fort sentiment « d'abandon » vis-à-vis de Berne. Ensuite, le nombre de frontaliers en provenance d'Italie a beaucoup augmenté, notamment après l'accord de libre circulation avec l'UE. Et enfin, un parti politique, la Lega dei Ticinesi (Ligue des Tessinois) a émergé à partir des années 1990 en exploitant un sentiment de défense contre l'Italie et contre la Confédération. Progressivement, ses thèmes ont occupé tout l'espace public tessinois.

Pascal Sciarini souligne qu'il existe des réalités objectives aux difficultés issues de l'explosion des frontaliers. « L'Italie a beaucoup profité de l'ouverture des frontières en envoyant en Suisse des travailleurs et des entreprises, le Tessin beaucoup moins », indique-t-il avant d'ajouter : « le problème, c'est l'ampleur donné à ces problèmes. » Au Tessin, le discours italophobe est devenu si puissant que même les Verts du canton ont appelé à voter « oui » à l'initiative…

Malaise interne

Cette division profonde de la Suisse, presque en deux parties égales, traduit un vrai problème identitaire. Comme le notait justement dimanche l'hebdomadaire allemand Der Spiegel, les Suisses aujourd'hui semblent surtout se définir en « négatif » : les Alémaniques ne veulent pas être allemands, les Romands ne veulent pas être français et les Tessinois ne veulent pas être italiens. Fautes de mieux, ils sont Suisses. Mais trouver une identité « positive » sera beaucoup plus difficile.

Ce vote a montré que la division identitaire entre une « Suisse ouverte aux réalités et une Suisse refermée sur ses traditions » - pour reprendre les propos de Pascal Sciarini va encore se renforcer. Plus que jamais, les Suisses le seront donc « par défaut. » Le politologue genevois estime, du reste, que la classe politique helvétique va tenter d'ici aux prochaines élections de 2015, dans un an et demi, de « limiter la casse. » Mais la tension interne, attisée par l'UDC, la Lega dei Ticinesi ou le MCG genevois, risque de rendre la situation de moins en moins aisée. Ce vote du 9 février est certes un pied de nez à l'Europe et au reste du monde, mais c'est aussi la traduction d'un malaise interne à la Confédération.