L'affaire Navalny, l'improbable Berezina d'Yves Rocher

Par Marina Torre  |   |  1181  mots
Les défenseurs de l'opposant politique russe Alexeï Navalny (à dr.) estiment que la condamnation de son frère Oleg (à g.) vise à accentuer la pression contre l'ex-candidat à la mairie de Moscou.
Le groupe de cosmétiques français se retrouve impliqué dans le procès des frères Navalny dont le verdict a été rendu le 30 janvier. Sa filiale fait partie des plaignants dans les accusations de fraude contre une entreprise détenue par les deux opposants. Elle a pourtant déclaré n’avoir subi aucun dommage financier.

Les médias russes la surnomme "affaire Yves Rocher". Signe de la place qu'occupe le groupe français dans le nouvel épisode de l'affrontement juridico-politique entre Moscou et l'opposant Alexeï Navalny. Bataille qui s'est traduite mardi 30 décembre par une double condamnation, à trois ans et demi de prison pour son frère Oleg et une peine avec sursis d'une même durée pour l'avocat-blogueur. Lequel est déjà assigné à résidence dans le cadre de plusieurs autres affaires.

Arrêté hier à Moscou lors d'une manifestation de soutien à sa cause, ce dernier a déclaré, aujourd'hui 31 décembre, faire appel de son assignation à résidence. L'entreprise française, de son côté, reste discrète dans sa communication jusqu'au mois de novembre et affirme son refus de "faire de la politique". Comment cette entreprise familiale bretonne, spécialisée dans la fabrication et la distribution de parfums et savons, a-t-elle pu se retrouver au cœur de cette tempête russe ? Explications.

  • Yves Rocher, russe depuis plus de vingt ans

Le groupe fondé en 1959 est l'une des premières enseignes occidentales, avec McDonald's, à s'être installée dans l'ex-empire soviétique à la chute de celui-ci en 1991. Près de vingt ans plus tard, la Russie représente le deuxième marché pour le groupe, qui pèse 2,31 milliards de chiffre d'affaires en comptant l'ensemble de ses ventes dans le monde.

Le groupe, détenu à 97% par la famille du fondateur, et qui comporte également les marques Daniel Jouvence et Petit Bateau, ne détaille pas ses recettes par pays. Mais à l'échelle continentale, l'Europe de l'Est représente 15% de ses ventes, contre 34% pour l'Europe occidentale selon le cabinet Xerfi. En 2013, Yves Rocher comptait 250 points de vente en Russie.

  • Contrat pour la logistique

En août 2008, la filiale russe du parfumeur signe un contrat avec Glavpodpiska, une entreprise gérée par Oleg Navalny, frère d'Alexeï et ancien employé de la Poste russe, pour sous-traiter une partie de ses transports et de sa logistique. Dans une interview au Courrier de Russie, datant de 2011, Bruno Leproux, alors directeur d'Yves Rocher en Russie explique l'enjeu que représente la distribution dans le pays le plus vaste du monde. Il déclare notamment:

"Compte tenu de la taille du pays, la problématique de distribution finale, si elle est bien traitée, peut de­venir un facteur clé de succès, voire un avantage compétitif réel. On ne peut donc l'ignorer."

  • Décembre 2012 : début de l'enquête

Cruciale, donc, la logistique telle qu'elle est pratiquée par son sous-traitant pose en tous cas quatre ans plus tard des questions à la filiale. En décembre 2012, elle porte plainte contre X, officiellement pour pouvoir accéder au dossier. L'enquête, qui inclue aussi IPC, un autre plaignant, conclut à une fraude portant au total sur 55 millions de roubles. Elle a finalement chiffré le préjudice soi-disant subi par Yves Rocher à 26,8 millions de roubles (soit 370.000 euros - au 31 décembre, après une forte chute du rouble).

La création d'une société offshore à Chypre par les frères Navalny est également mise en lumière à l'occasion de l'enquête.

  • Yves Rocher réfute (en partie) un préjudice

Seulement, en février 2013, la filiale française reconnaît n'avoir subi aucun préjudice économique direct de cet accord avec son sous-traitant. Au contraire, les prix de ce dernier étaient inférieurs à ceux du marché. Dans une lettre mise en ligne par des soutiens des frères Navalny, le directeur financier de la filiale Yves Rocher Vostok admet "l'absence de tout dommage réel et perte de profit dus à la coopération avec Glavpodpiska entre 2008 et 2012".

C'est à ce moment que l'affaire éclate médiatiquement. Des opposants, qui demandent un retrait clair de la plainte, appellent à boycotter Yves Rocher. Jusqu'en novembre 2014, "compte tenu du déroulé de la procédure judiciaire", l'entreprise n'a pas communiqué sur le sujet, indique un porte-parole du groupe.

  •  "besoin de légitimité"

Côté français, l'association Russie Libertés a adressé une lettre à la direction d'Yves Rocher en février 2013 pour demander des comptes mais n'a reçu aucune réponse à ce jour.

 "Il reste de nombreux points mystérieux. Ce qui pose question, c'est la raison pour laquelle Yves Rocher dit n'avoir subi aucun préjudice mais ne retire pas sa plainte officiellement. Ce que l'on sait, c'est que la Russie est son deuxième marché. Nous soupçonnons un arrangement avec le pouvoir. D'autant plus que celui-ci a besoin de légitimité pour porter ses accusations contre Navalny", affirme à La Tribune Olga Kokorina, une porte-parole de cette association.

Une opinion partagée par l'économiste Sergueï Gouriev, vivant à Paris, qui a déclaré au Monde : "Je ne sais pas précisément quels moyens de pression les enquêteurs ont utilisé, mais il était important pour eux qu'une société étrangère soit impliquée. Cela donnait au dossier une apparence de solidité."

  • La défense d'Yves Rocher

Un porte-parole de la marque française précise les raisons du maintien de la plainte: "le contrat avec Glavpodpiska visait à gérer les surplus que la Poste de Yaroslav n'aurait pas été en mesure de traiter". Or, si les prix n'étaient pas forcément supérieurs à ceux du marché c'est "l'opportunité du surcoût engendré" par ce recours à un sous-traitant qui pose question. Car, "selon des témoins membres de la Poste russe, celle-ci aurait pu gérer le surplus d'activité sans surcoût" pour l'entreprise.

Il précise en outre que la filiale ignorait alors "toute implication d'Alexei ou Oleg Navalny" dans l'actionnariat de Glavpodpiska . Et que, si en 2008, elle l'avait su elle "n'aurait pas contracté d'accord avec elle en raison de risques de conflits d'intérêts", car, alors "Oleg Navalny était également directeur au sein de la Poste à l'époque", affirme-t-il.

 Le 29 décembre 2014, la veille du verdict, Bruno Leproux, a quant à lui affirmé n'avoir subi aucune pression dans cette affaire.

  • Un  procès avancé

Initialement prévu le 15 janvier, le procès des frères Navalny est brusquement avancé au 30 décembre, soit la veille du réveillon, prenant par surprise les avocats de la défense - ils auraient été prévenus la veille.

Cela n'a pas empêché les opposants de se mobiliser en Russie et ailleurs dans le monde, à travers un mouvement en cours sur les réseaux sociaux qui s'est accéléré. C'est à l'occasion d'un rassemblement en sa faveur que l'activiste a d'ailleurs été arrêté. Des manifestations initialement prévues pour le 15 janvier sont maintenues.

  • Le boycott ne fait pas l'unanimité

Quant au boycott, pour l'instant aucune donnée n'a filtré sur son impact sur les ventes de la marque dans le pays. Les soutiens de l'activiste n'en prônent d'ailleurs pas tous l'usage. "Nous continuons de nous mobiliser en faveur de la libération des opposants emprisonnés et de la liberté d'expression. C'est beaucoup plus important à nos yeux que de boycotter une entreprise de cosmétiques", indique ainsi la porte-parole de Russie-Libertés.

(Article mis à jour à 19h48)