Pourquoi l'Irlande ne peut pas être un modèle pour l'Europe

Par Romaric Godin  |   |  1664  mots
(Crédits : © 2009 Thomson Reuters)
L'Irlande sort du plan d'aide européen. La rançon d'une stratégie qui était adaptée aux spécificités du pays, mais qui n'a pas encore entièrement réussi.

 L'Irlande va donc pouvoir se passer de l'aide de ses partenaires européens et du FMI. Le Premier ministre Enda Kenny l'a officiellement annoncé dimanche lors du congrès de son parti, le Fine Gael.

Mais cette bonne nouvelle ne doit pas dissimuler le chemin encore long que doit suivre l'île verte avant de sortir intégralement de l'ornière. Comme l'a résumé le ministre des Finances Michael Noonan : « Ce n'est pas assez de sortir du plan d'aide, nous devons sortir et rester dehors. »

Ce sera la tâche la plus difficile et le budget 2014, qui selon Enda Kenny lui-même, sera encore « très dur » et qui sera présenté ce mardi, en sera la preuve. La fin du « bailout » n'est pas la fin des souffrances irlandaises.

Un pays productif et exportateur

Rappelons d'emblée les spécificités du cas irlandais, qui lui ont permis de faire figure d'exemple pour les partisans de la stratégie européenne. D'abord, l'Irlande, à la différence du Portugal ou de la Grèce, était un pays exportateur avant la crise.

En 2008, les exportations de biens et services irlandais étaient trois fois supérieurs à ceux de la Grèce ou du Portugal, pourtant deux fois plus peuplés. Surtout, à la même date, la productivité irlandaise figurait parmi les plus élevées de la zone euro.

En une heure de travail, un salarié irlandais produisait, en 2008, 45 euros de biens ou de services, c'était le quatrième plus productif d'Europe. Par comparaison, un Grec produisait en une même heure 22,2 euros et un Portugais 16 euros. Autrement dit, l'Irlande avait des atouts certains avant la crise que le Portugal ou la Grèce n'avaient pas.

Pas de croissance « à la pompe »

Certes, le pays souffrait, depuis le début des années 2000, d'une perte de compétitivité. La croissance de ses exportations n'a ainsi été que de 28,1 % entre 2003 et 2008, contre 46 % pour la moyenne de la zone euro. Sa productivité se tassait.

L'Irlande rééquilibrait sa croissance vers la consommation et la construction. Elle appuyait désormais sa croissance sur un secteur financier gonflé par des années de forte croissance de l'économie.

Entre 2000 et 2007, l'Irlande a connu pendant six années une croissance supérieure à 5 %. Mais, à la différence de la Grèce ou du Portugal, cette croissance n'a pas été obtenue « à la pompe » par la dépense publique.

Entre 1997 et 2007, Dublin n'a connu qu'une seule année de déficit budgétaire (un petit 0,4 % du PIB en 2002). Et a parfois, comme en 2006, dégagé des excédents considérables (2,9 % du PIB cette année là).

Pendant cette même période, Grèce et Portugal ont toujours été en déficit public et toujours au-delà des 3 % du PIB. Du reste, l'excédent commercial irlandais a toujours été supérieur à 9 % du PIB.

L'Irlande n'est pas la Grèce

La différence est considérable. D'un côté, dans les pays du sud, le potentiel de croissance par les exportations est faible. Habitués à jouer sur une monnaie faible pour soutenir leurs exportations, Grèce et Portugal ont, une fois dans la zone euro, dû trouver un relais pour leur croissance. Ce sera la dépense publique et la consommation des ménages par l'augmentation des salaires. D'où un déficit chronique et une perte importante de compétitivité extérieure.

L'Irlande n'a pas connu un tel phénomène. La livre irlandaise était, avant sa disparition, une monnaie forte. Malgré le rééquilibrage de l'économie du début des années 2000, la part des exportations est restée importante dans le PIB. Et surtout, le développement de la demande intérieure s'est fondé sur le secteur privé.

Le fardeau bancaire

Si l'Irlande a dû demander l'aide européenne, c'est parce que son secteur bancaire n'a pas résisté à la crise. Hypertrophié au regard du pays, c'est leur sauvetage par l'État irlandais qui a fait explosé le déficit public, jusqu'à 31 % du PIB en 2010 ! A ce moment, évidemment, prêter à l'Irlande devenait tout aussi impossible que prêter à la Grèce ou au Portugal. Mais si le résultat était le même, les causes en était différentes.

Et si l'on faisait abstraction de cet élément exceptionnel, l'Irlande restait une économie bien plus ouverte, bien moins étatisée et bien plus dynamique que les économies grecque et portugaise.

La recette européenne forcément efficace à court terme

Si les recettes appliquées à la Grèce ou au Portugal étaient contestables, car il sera bien difficile de baser le modèle économique de ces pays sur les exportations, alors que leur capacité industrielle et leur productivité sont faibles, elles convenaient plutôt bien à l'Irlande.

En faisant regagner, avec des mesures sévères de compression des salaires et des dépenses publiques, de la compétitivité aux exportateurs irlandais, ces derniers pouvaient rapidement regagner les parts de marché perdues entre 2003 et 2008 et même en gagner bien plus.

Compte tenu de la part des exportations dans l'économie irlandaise (90 % en 2009, contre 24 % pour la Grèce et 32 % pour le Portugal), ces mesures allaient rapidement produire ses effets. Les exportations ont progressé rapidement (environ 6 % par an depuis 2010), tandis que la compression de la demande intérieure réduisait les importations.

Résultat : l'excédent commercial a atteint 24,2 % du PIB en 2012 et est attendu au-dessus de 25 % en 2013. De quoi rassurer les marchés sur les capacités de financement du pays…

La générosité de la BCE

Dans le cas de l'Irlande, « l'austérité » ne pouvait donc que fonctionner à court terme. C'est pourquoi en faire un exemple ou un modèle pour le reste de l'Europe n'a pas de sens.

D'autant que l'Irlande a bénéficié d'un traitement extrêmement généreux de la BCE. En 2010, le pays avait émis une « promesse de dettes » (promissory note) de 30 milliards d'euros tirée sur la BCE pour nationaliser ses banques. L'institution de Francfort avait alors imposé des conditions de remboursement difficiles : un paiement sur 10 ans.

Dublin a fait pression en février dernier pour réduire ce fardeau, menaçant de faire défaut de cette dette envers la BCE. Effrayée, la banque centrale a accepté les conditions de l'Irlande, et a échangé sa « promissory note » contre une obligation venant à échéance à 40 ans et réduisant le poids du remboursement sur le budget irlandais d'un milliard d'euros, soit un peu moins de 10 % du déficit prévu en 2013.

Sans doute, la perspective de voir le « bon élève » de la politique d'austérité faire défaut a-t-il pu jouer dans cette générosité de la BCE.

Un déficit et une dette encore élevés.

L'Etat irlandais peut donc espérer revenir durablement sur le marché. Et se passer d'un nouveau plan d'aide de 10 milliards d'euros qui était encore évoqué par Michael Noonan voici un mois. Mais le pays n'est pas tiré d'affaire pour autant.

D'abord, Dublin ne peut stopper sa politique d'austérité. Il doit en effet prendre garde, car les marchés, quoique redevenus acheteurs, se méfient toujours d'un pays qui a été au bord du défaut, et qui a encore un déficit public de 7,3 % du PIB et une dette publique de 123,3 % du PIB.

A la différence de la Grèce ou du Portugal, l'Irlande ne dégagera pas d'excédent primaire cette année. Elle va devoir, en revanche, en dégager pendant longtemps pour pouvoir réduire sa dette.

D'autant qu'il faudra bien rembourser les 85 milliards d'euros prêtés depuis 2010 par l'UE et le FMI et que ceci pèsera encore lourd. Il faudra donc encore pousser la logique de la dévaluation interne, réduire les dépenses et stabiliser au moins les salaires pour maintenir la compétitivité.

Condamnée à l'austérité, l'Irlande tiendra-t-elle ?

L'ennui, c'est que cette politique devrait maintenir le chômage à un taux élevé. Le gouvernement lui-même n'envisage pas de baisse du chômage sous les 12 % à l'horizon 2016 (contre 14 % en 2013).

La consommation restera, du coup, sans doute, faible. L'économie irlandaise qui avait entamé son rééquilibrage à partir du début des années 2000 est à présent dépendante exclusivement de ses exportations. Un comble pour une politique d'austérité qui se présentait comme une politique de « rééquilibrage. »

En cas de ralentissement de la demande mondiale, l'Irlande va risquer en permanence de déraper. Ou d'accélérer encore la baisse des dépenses. Il faudra des années pour retrouver un équilibre viable entre demande intérieure et compétitivité. Pour le trouver, l'Irlande devra sans doute moins jouer sur les coûts que sur l'innovation.

Or, dans son étude publiée en septembre, l'OCDE appelait Dublin à rééquilibrer son économie et à investir plus dans l'innovation de ses PME. En vain, le train irlandais ne peut guère s'arrêter.

Mais le premier semestre 2013, où, en raison d'un creux dans la demande mondiale, l'économie irlandaise est à nouveau entrée en récession, devrait inquiéter les responsables du nouveau « tigre celtique. »

Sans compter qu'il faudra aussi faire face à un mécontentement croissant d'une population qui va finir par réclamer le retour sur ses efforts. Déjà, le dernier sondage montre que près d'un quart des Irlandais serait prêt à voter pour le très à gauche et très nationaliste Sinn Fein. Le Labour, actuel partenaire de coalition du Fine Gael, tomberait à son plus bas historique : 6 % !

Enfin, l'Irlande, à plus long terme, va devoir trouver un moyen de financer son système de retraite puisque le fonds prévu à cet effet a été vidé pour renflouer les banques. Comment fera-t-elle ?

Si Dublin augmente l'épargne, elle pèsera encore sur la demande intérieure, mais elle ne pourra pas le financer par les dépenses publiques. Bref, tout reste à faire. L'Irlande ne peut être un modèle pour personne en Europe. Et son succès pourrait bien encore n'être qu'une victoire à la Pyrrhus.