Ukraine : ce que l'Europe refuse de voir

Par Romaric Godin  |   |  1262  mots
L'Ukraine est, depuis 1991, profondément divisée.
Le raccourci fait par l'UE entre l'accord d'association avec l'Europe et la démocratisation est une facilité qui ne prend pas assez en compte une réalité ukrainienne bien plus complexe qu'il n'y paraît.

Les moments d'unanimité au sein de l'Union européenne sont, ces temps-ci, suffisamment rares pour qu'on ne prenne pas la peine de les souligner. La question ukrainienne a offert à l'Europe un de ces instants de grâce. Tous les gouvernements de l'Europe des 27 se sont retrouvés sur la défense des « bons manifestants » de Kiev contre le « mauvais pouvoir tyrannique » du président Viktor Ianoukovitch. Une vision, du reste, largement partagée par la plupart des médias occidentaux.

Une occasion inespérée pour l'Union européenne

Les dirigeants européens sont bien trop heureux de constater que l'on peut encore combattre pour se rapprocher de l'Union européenne en ces temps où l'euroscepticisme de gauche comme de droite progresse un peu partout parmi les 27 Etats membres. C'est pour eux une occasion inespérée de souligner combien l'UE peut apparaître pour certains comme un paradis démocratique et prospère et ainsi de faire taire ceux qui, en Europe, critiquent les choix économiques et le fonctionnement institutionnel de l'Union.

D'où ce glissement opéré par les dirigeants et la plupart des médias européens de la question du traité d'association avec l'UE que le président Viktor Ianoukovitch à refuser de signer vers une lutte pour la démocratie. Mais, comme toujours avec l'Europe, il y a loin du mythe à la réalité.

Un pays fortement divisé

Depuis son indépendance en 1991, l'Ukraine est un pays profondément divisé. Deux Ukraine, de force quasi-équivalentes, se font face.

A l'est et au sud du pays, dans le bassin minier du Donbass, en Crimée et sur le littoral de la Mer Noire, la population est largement russifiée. En dépit de la législation qui oblige à un usage exclusif de l'ukrainien dans l'espace public, le russe y est la seule langue réellement utilisée et le sentiment d'appartenance à l'ensemble russe est très fort.

A l'inverse, à l'ouest du pays, on parle ukrainien et on a un sentiment identitaire ukrainien très prononcé. Dans ces régions, qui ont appartenu jadis à la Pologne et, pour certaines d'entre elles, à l'Autriche-Hongrie, la Russie, c'est l'étranger et un ancien occupant. La ville de Lviv, par exemple, la capitale de cette Ukraine de l'ouest, n'a été englobée dans la Russie soviétique qu'en 1939.

Dans ces régions, l'Union européenne représente cet ancrage occidental qui définit leur identité ukrainienne contre une Russie dont on veut à tout prix s'éloigner. C'est d'ailleurs pour cette raison que, malgré la déception de l'attitude de l'UE vis-à-vis de l'Ukraine, notamment sur la question des visas, les habitants de ces régions demeurent très attachés au rapprochement avec l'Europe de 27.

On peut mesurer combien ces deux réalités ukrainiennes sont distantes. On le constate encore aujourd'hui, les manifestations de Kiev sont reprises dans l'ouest du pays, en particulier à Lviv. Elles n'ont que peu d'échos à l'est et au sud. Quelle que soit la couleur du pouvoir en place à Kiev, maintenir un équilibre entre ces deux extrêmes est une priorité, parce qu'il y va de l'existence même de l'Ukraine. Faire basculer cet équilibre d'un côté ou d'un autre reviendrait à jeter l'Est dans les bras de Moscou ou l'Ouest dans la voie de la sécession.

Le gouvernement ukrainien est nécessairement prudent

Même le gouvernement issu de la « Révolution orange » avait dû se montrer prudent dans sa campagne « d'occidentalisation » et c'est pourquoi il avait tant déçu son propre camp. Présenter l'actuel président Viktor Ianoukovitch comme un simple « valet de Moscou » est également caricatural.

Depuis son élection comme « pro-Russe », il a en réalité tenté de ménager la chèvre bruxelloise et le chou moscovite. Tout en traquant d'un côté les opposants les plus ouverts à un rapprochement avec la Russie, comme l'ancien premier ministre Ioulia Timoschenko, il avait renoncé à faire reconnaître la langue russe, n'avait pas rétabli les visas pour les voyageurs de l'UE (alors que l'UE réclame toujours des visas pour les Ukrainiens) et avait engagé une politique de diversification de l'approvisionnement en énergie, actuellement dépendante presque exclusivement de la Russie.

Le fossé entre est et ouest, une malédiction pour l'Ukraine

Cette division profonde et en fait irréductible est la malédiction de l'Ukraine contemporaine. Elle l'oblige à ne pas choisir entre la Russie et l'Europe, alors que les pressions, économiques et sociales, pour un choix sont très fortes. Elle l'oblige également à manier la démocratie avec précaution. Car dans un contexte où se font face deux cultures, manier la « dictature de la démocratie » peut conduire à une scission du pays et à un rapprochement des populations russophones vers le « grand frère » moscovite.

Vu d'Europe, on pense souvent que si l'Ukraine devenait une « démocratie authentique », elle voterait massivement pour le rapprochement avec l'UE. Rien n'est moins vrai en réalité et l'on aura bien du mal à convaincre les populations russophones d'adhérer à l'UE au prix d'une rupture avec la Russie.

L'existence d'un vrai espace public

S'il est vrai que l'Ukraine n'est pas un modèle de démocratie, si l'on s'y bat au parlement, si l'on peut y acheter des députés et que la corruption est généralisée, si les élections sont parfois douteuses et si, enfin, il n'est pas simple d'y être opposant au régime en place, ce pays n'est pas un régime autoritaire à la façon de ses voisins biélorusse et russe.

Depuis la Révolution Orange de 2004, un vrai espace public s'est développé. Les partis y sont nombreux et, à la différence de ce qui se passe en Russie, ils ne font pas de la figuration. La division entre les deux Ukraine favorise ce phénomène et, malgré les fraudes, il est impossible au Parti des Régions de Viktor Ianoukovitch de l'emporter dans l'ouest ukrainien.

Au temps du président Leonid Kuchma (1994-2004), bien plus autoritaire, le choix pro-Russe et « l'unité nationale » étaient assurés par la force. Ce n'est plus le cas aujourd'hui.C'est du reste parce qu'il existe cette pression démocratique que le pouvoir à Kiev ne peut faire de choix clair entre Bruxelles et Moscou.

Des comparaisons caricaturales

La vision européenne est donc caricaturale. Rien ne le dit mieux que les comparaisons permanentes de la situation actuelle avec la Révolution orange. Pourtant, rien n'est moins comparable. En 2004, le peuple s'était fait voler son choix. Le résultat des élections avait été ouvertement manipulé et le candidat de l'opposition s'était fait empoisonné. Rien de tel aujourd'hui.

Viktor Ianoukovitch a été élu en 2010 sans véritables contestations et l'élection a été jugée régulière. Il a la semaine dernière pris une décision politique qui est contesté par des manifestants. Y a-t-il eu rupture du pacte démocratique ? Ces manifestations visent en fait d'abord à forcer ce choix impossible que l'on a décrit précédemment en faveur de l'UE.

L'essentiel est surtout pour eux l'éloignement de Moscou. Ce que précisément une grande partie des Ukrainiens ne veulent pas. Une partie des manifestants, dissimulés derrière le parti Svoboda, sont d'authentiques nationalistes qui seraient fustigés par les officiels de l'UE s'ils étaient citoyens d'un État membre.

L'Union européenne devrait donc se montrer plus prudente pour éviter de diviser encore plus un pays qui l'est déjà beaucoup et dont l'explosion ne favoriserait sans doute guère ses ambitions démocratiques affichées.