Les patrons allemands peu enthousiastes pour sanctionner la Russie

Par Romaric Godin  |   |  1053  mots
Vladimir Poutine et Angela Merkel, dirigeants de pays aux intérêts économiques communs...
Les milieux économiques allemands refusent l'éventualité d'une guerre économique avec la Russie. Une position qui pourrait influer sur la diplomatie outre Rhin.

Les patrons allemands sonnent l'alarme sur d'éventuelles sanctions économiques à l'égard de la Russie. Mercredi, le président de la fédération allemande des exportateurs, la BDA, a convoqué à Berlin une réunion d'urgence une conférence de presse pour faire passer un message clair : « l'essentiel et la principale cible à atteindre, c'est gagner du temps et ne pas lancer d'emblée les missiles des sanctions. »

Les milieux économiques appellent à la retenue

Depuis quelques jours, tout ce que l'Allemagne compte de chefs d'entreprise et de dirigeants de lobbies patronaux appellent à ne pas se lancer dans une guerre commerciale avec la Russie. Le président de la fédération des banques privées, la BdB, Jürgen Fitschen, un des deux dirigeants de la Deutsche Bank, a appelé à « éviter absolument de relancer la guerre froide. » Le lobby de la chimie, le VCI a également appelé au calme.

Le discours pro-russe du Handelsblatt

Ce jeudi matin, le quotidien Handelsblatt, voix du patronat allemand, s'est lancé en une dans un plaidoyer poignant en faveur de Vladimir Poutine, s'indignant des comparaisons faites entre le président russe et Hitler ou Staline, reprenant les arguments du Kremlin sur la Crimée et rejetant toute accusation d'expansionnisme de la Russie. Le directeur de la rédaction du Handelsblatt lui-même, Gabor Steingart, a pris la plume pour dénoncer la politique de « pitbull » de l'Occident et appeler à changer la Russie grâce au renforcement des liens économiques. « Les relations économiques peuvent jouer un rôle stabilisateur, précisément en ce moment », explique l'éditorial du Handelsblatt avant de décrire les entreprises occidentales comme les vecteurs « de la multiplication du bien-être avec des avantages communs ici et en Russie. »

Faire revenir Angela Merkel à la modération

Derrière ce discours soudainement pro-Russe, se dissimule évidemment la volonté du patronat allemand de faire revenir le gouvernement d'Angela Merkel à une position plus modérée sur la crise ukrainienne. Il est vrai que Berlin, qui a soutenu sans condition le boxeur germano-ukrainien Vitali Klitschko et Ioulia Timoschenko a été en première ligne à Kiev et peut apparaître en Russie comme un des principaux adversaires du pays.

L'arme du gaz

Pourquoi une telle crainte des milieux économiques allemandes ? La première raison, on s'en doute, c'est le coût énergétique d'une guerre commerciale avec la Russie. Cette dernière fournit en effet 38 % du gaz consommé outre-Rhin. Un lien encore renforcé depuis l'ouverture, grâce au lobby intensif de l'ancien chancelier Gerhard Schröder, du gazoduc de la Baltique. Alors que la république fédérale négocie un très difficile tournant énergétique et que les milieux économiques s'inquiètent déjà du renchérissement du prix de l'énergie, tout renchérissement du gaz russe serait très difficilement supportable pour l'industrie allemande. Or, l'industrie reste le fer de lance de la croissance et de l'économie allemande.

Certes, la Russie est aussi dépendante que l'Allemagne l'est de la Russie sur ce sujet puisque la république fédérale est le premier client de son industrie gazière. Mais en cas de hausse des prix du gaz russe, l'Allemagne n'aura guère d'autre choix que de payer. Kirsten Westphal, experte à la Fondation Economie et Politique (SWP) de Berlin, cité par le Handelsblatt, affirme qu'il « n'existe aucune alternative réelle aux livraisons russes pour l'Allemagne. » Selon elle, le passage au gaz naturel liquide (LNG) ne permettrait pas d'amortir le choc.

Un client essentiel pour l'Allemagne

Le gaz représente 30 des 40 milliards d'euros d'importations de l'Allemagne depuis la Russie et explique a lui seul le déficit commercial de la première économie européenne envers la Fédération dirigée par Vladimir Poutine. Mais ce déficit tend à se réduire en raison de la progression des exportations allemandes. En 2013, il était de 4,3 milliards d'euros, un plus-bas depuis 2007. Et si l'an passé, le ralentissement économique général a ralenti les exportations allemandes, elles demeuraient à 36,1 milliards d'euros supérieures de 8,9 % au niveau de 2008 et de 75 % à celui de 2009. Autrement dit, la Russie n'est pas seulement un fournisseur pour l'Allemagne, c'est aussi un client important, le 11ème, qui a contribué significativement à la croissance du commerce extérieur allemand depuis 2009.

La croissance impressionnante des exportations allemandes vers la Russie

Pour certaines entreprises comme Adidas, la Russie pèse pour près de 8 % de son chiffre d'affaires. Entre 2010 et 2012, les exportations de machines-outils vers la Russie sont passées de 5,6 milliards d'euros à 8,5 milliards d'euros, soit une hausse de 85 %. La croissance des livraisons d'automobiles est encore plus remarquable : elles sont passées de 4,7 à 8,8 milliards d'euros, soit une progression de 87,2 %. 6.000 entreprises allemandes sont présentes en Russie et y ont investi 20 milliards d'euros. On voit mal l'Allemagne renoncer à un tel marché. D'autant que la croissance des exportations demeure, malgré tous les discours, le seul vrai moteur de la croissance allemande et des rentrées fiscales du pays. Or, Berlin a toutes les raisons du monde de ne prendre aucun risque sur le plan économique : ses ambitions budgétaires, son exposition au risque des autres pays de la zone euro, le vieillissement de la population lui interdisent toute prise de risque.

Les Allemands contre des sanctions économiques

C'est cela que les milieux économiques ont rappelé à Angela Merkel. Un sondage publié par le Handelsblatt révélait par ailleurs combien la population allemande restait attachée au maintien de bonnes relations avec la Russie : 69 % des Allemands interrogés jugent les sanctions économiques non efficaces. La chancelière n'est pas femme à tenir tête à son opinion publique, ni aux milieux économiques, lorsque règne un tel unanimiste. Il y a donc fort à parier que Berlin devrait tout faire pour entrer dans le cycle des sanctions commerciales.

Devant le Bundestag ce jeudi, Angela Merkel a certes évoqué des sanctions en cas de rattachement de la Crimée à la Russie. Le vice-chancelier Sigmar Gabriel a cependant reconnu que l'Allemagne ferait tout pour éviter de nouveaux trains de sanctions. Malgré le risque démesuré pour l'Allemagne, des sanctions ne sont cependant pas à exclure si les événements s'emballent, notamment si la Russie intervient militairement en Ukraine orientale. 1914 a montré que les liens économiques ne suffisaient aps toujours à maintenir la paix. Mais alors, l'Allemagne pourrait bien être le principal perdant d'un conflit économique russo-occidental.