Comment les Irlandais ont sauvé le système bancaire allemand

Par Romaric Godin  |   |  1153  mots
Le "sauvetage" de l'Irlande serait en réalité le "sauvetage" des banques allemandes et françaises
Un ouvrage paru outre-Rhin offre une nouvelle lumière sur la crise irlandaise. Et ouvre des questions sur sa gestion.

C'est une polémique qui monte en Irlande. L'Allemagne et la France ont-ils sacrifié l'Irlande pour sauver leurs intérêts bancaires ? C'est ce qu'affirment deux journalistes allemands. Dans leur ouvrage paru en allemand « Ceux qui tirent les ficelles en Europe » (Europas Strippenzieher publié aux éditions Ullstein), Cerstin Gammelin et Raimund Löw racontent comment le contribuable irlandais a été mis à contribution pour sauver les banques françaises et allemandes fortement exposées au risque irlandais. Et comment, à l'inverse, dans le cas de Chypre, où les intérêts des deux grands pays étaient faibles, les déposants et créanciers, ont, cette fois, été mis à contribution pour renflouer le pays. Deux poids, deux mesures.

La crise irlandaise

Retour à l'automne 2010. L'Irlande est au bord de la faillite en raison d'un système bancaire démesuré qui ne parvient plus à se refinancer. Les craintes des investisseurs après l'affaire grecque et les tensions portugaises et l'éclatement de la bulle immobilière irlandaise ont conduit le pays dans l'ornière. Pour s'en sortir, l'Irlande pourrait décider de mettre une partie de son système bancaire en faillite en faisant payer la facture d'abord aux créanciers et aux déposants. Comme on le fera plus tard à Chypre. Assainir les banques à leurs dépens n'eût sans doute pas évité à l'Irlande l'austérité. Mais la facture aurait été moins lourde pour le contribuable irlandais et surtout, à la différence de Chypre, l'Irlande est moins dépendante de son secteur bancaire. Elle avait d'autres atouts, notamment une industrie compétitive et exportatrice.

Le « non » franco-allemand

Seulement voilà, selon les deux auteurs allemands, « la France et l'Allemagne ont empêché la participation des créanciers et des déposants au sauvetage de l'île. » Pourquoi ? Tout simplement parce que l'Irlande a été pendant des années le point d'ancrage de nombreuses banques européennes, alléchées par les taux d'imposition très bas. Si le système irlandais s'effondre, la facture sera lourde pour ces banques. En particulier pour la banque munichoise Hypo Real Estate (HRE), une des plus mal gérées du continent.

Le risque HRE pour Berlin

HRE a, depuis sa filiale irlandaise Depfa, lancé des financements depuis des années un peu partout en Europe, notamment dans les collectivités locales et les infrastructures. Ces financements à long terme étaient financés par un refinancement à court terme, meilleur marché. Mais en 2008, après la faillite de Lehman Brothers, le marché se tarit et Depfa ne peut plus se refinancer. Une banque plus grosse encore que Lehman, d'un peu plus de 1.800 milliards d'euros de bilan risque de s'effondrer. Non sans hésitations, l'Etat fédéral allemand finit par renflouer tant bien que mal la banque et la nationalise au printemps 2009. Mais HRE reste très dépendante du risque irlandais. En cas d'appels aux créanciers, les deux auteurs allemands estiment, citant une « source interne » que le coût pour HRE, désormais propriété de Berlin, se monterait à « des dizaines de milliards d'euros. »

Les lourdes factures de l'Irlande

Pas question, donc, de mettre à contribution les créanciers et les déposants. Dublin va devoir payer. Plusieurs fois. D'abord, en faisant appel au FESF, l'ancêtre du MES, au budget européen et au FMI pour 67,5 milliards d'euros. Depuis le 15 décembre, l'Irlande est « sortie » de ce programme, mais cet argent devra être remboursé. Deuxième facture : le plan « d'ajustement » qui a été très douloureux en Irlande. Troisième facture : 17,5 milliards d'euros qui ont été puisés directement dans les réserves de la caisse de retraite et dans celles du trésor irlandais. Une somme qui est perdue pour l'avenir du pays. Enfin, dernière facture : une « reconnaissance de dettes » de 35 milliards d'euros tirée pour « sauver » les banques par la Banque d'Irlande sur la BCE. Cette lettre de change a été transformée en 2013 par la BCE en un prêt à 40 ans, mais cela coûtera un milliard par an durant cette période au budget du pays. Tout ceci va en effet peser lourd pour l'Irlande dans les années à venir.

Les vainqueurs : France et surtout Allemagne

A l'inverse, la France et l'Allemagne s'en sortent plutôt bien. Leurs banques ont sauvées l'essentiel. HRE n'a pas encaissé les pertes craintes et le gouvernement fédéral allemand n'aura pas à les éponger. Les 17,7 milliards d'euros accordés par le FESF à l'Irlande n'ont pas coûté un centime au budget français ou allemand. Ce sont de simples garanties. Entre payer cher et faire payer l'Irlande, Paris et Berlin ont choisi.

Lettre du Taoiseach à  la chancelière

En Irlande, l'affaire remue les esprits depuis longtemps. Les deux auteurs de l'ouvrage cités affirment que le 24 octobre 2013, le Taoiseach, le premier ministre irlandais Enda Kenny, a envoyé une lettre à Angela Merkel pour lui demander de ne pas laisser les Irlandais porter seuls ce fardeau. Il n'a pas reçu de réponse. En revanche, le 9 mars dernier, la chancelière n'a pas tari d'éloges, lors de son voyage à Dublin sur les « efforts » réalisés par les Irlandais. Pour avoir sauvé nos banques, pensait-elle peut-être in petto…

Des suites à attendre ?

Lundi dernier, la députée libérale britannique Sharon Bowles, de longue date opposante au programme irlandais, a repris, dans une interview à l'Irish Examiner, cette thèse. « Les citoyens irlandais ont renfloué le système bancaire allemand et c'est intenable. Il faudra, à long terme, faire quelque chose de plus juste », a-t-elle affirmé. En théorie, et même si ce n'est pas le cas, Chypre pourrait également s'interroger sur son traitement. Les créanciers et déposants étant surtout issus de l'ex-URSS, Français et Allemands ont impitoyablement demandé leur participation, ruinant en passant toute l'économie de l'île qui n'avait certes pas les qualités irlandaises…  Provoquant la colère de Moscou (colère que l'on a bien pu payer du côté de Kiev et de la Crimée...). Mais le gouvernement de Nicosie est un des plus obéissants de la zone euro. Rien à craindre de ce côté.

Le problème de l'indépendance de la BCE

Le dernier point soulevé par cette affaire est l'indépendance de la BCE. Selon les auteurs allemands cités, la BCE n'aurait pas voulu d'un sauvetage de ce type. Mais l'institution alors soutenue par Jean-Claude Trichet a cédé devant les pressions politiques. Ceci explique mieux pourquoi la BCE a accepté la reconnaissance de dette » de la Banque d'Irlande qui est une forme de financement direct de l'Etat irlandais, puis a accepté que cette dette soit ensuite lissée sur 40 ans. Mais cela prouve aussi que la BCE n'a guère agi seule dans cette affaire. C'est de l'eau au moulin des opposants allemands à l'euro qui ne cessent de dire que la BCE agit de manière politique dans la crise de la zone euro.