Croissance : les illusions perdues de la zone euro

Par Romaric Godin  |   |  1991  mots
La croissance dans la zone euro ne gagne guère en dynamisme
La croissance de 0,2 % de la zone euro au premier trimestre 2014 est un mauvais chiffre. Un chiffre qui révèle quelques illusions de la politique menée jusqu'ici.

Les chiffres de croissance du premier trimestre publiés ce 15 mai dans la zone euro ont apporté un certain nombre d'enseignements qui, encore une fois, mettent à mal le « scénario central » des économistes et des dirigeants européens. Rappelons les grandes lignes de ce scénario : une accélération progressive et continue de la croissance de la zone euro pour revenir progressivement à une croissance de 2 % qui semble la norme acceptée par tous. Mais un esprit curieux ne manquera pas de remarquer que ce « scénario central » est quasiment toujours le même depuis le début de la crise financière en 2007. Et qu'il s'est rarement réalisé. Aussi pourrait-il bien en être de même cette fois-ci. Reste qu'il ne faudra pas se laisser prendre à certaines illusions.

Première illusion : la stratégie de croissance européenne fonctionne

La hausse du PIB de la zone euro de 0,2 % au premier trimestre est la même qu'au trimestre précédent. Mais l'Allemagne fait illusion et un quart de la zone euro est en contraction, si on ajoute la France, on constate que près de la moitié du PIB de la zone euro n'a pas augmenté.

Toutes les politiques européennes mises en place depuis 2010 dans la zone euro et gravées dans le marbre institutionnel des Six-Pack, Two-Pack et semestre européen reposent sur une illusion : l'amélioration des comptes publics favorise la croissance. En réalité, cette politique a détruit les modèles économiques existants, a comprimé fortement la demande intérieure et a laissé les économies à la merci d'une demande mondiale au moment même où celle-ci, notamment celle des pays émergents, ralentissait. Elle a été incapable de créer une dynamique.

Certes, dans les pays sous programme, qui ont connu le plus fort de la récession en 2012 et 2013, on a assisté fin 2013 à une lente stabilisation de la situation. Certaines dépenses ne peuvent être remises à plus tard éternellement et les gains de compétitivité coût ont fini par faire gagner des parts de marché à l'export aux entreprises de ce pays. Mais tout ceci est très fragile. L'effondrement au premier trimestre du PIB portugais (-0,7 % contre +0,1 % attendu par le consensus) prouve à la fois les illusions des économistes et la mauvaise route prise aussi par ces pays.

Pour gagner en dynamisme, il faudrait investir massivement dans ces pays pour augmenter  les capacités de production, diversifier l'économie et progressivement monter en gamme. Il faudrait aussi stabiliser la demande intérieure en lui redonnant du dynamisme. Mais la faiblesse de la demande externe, le manque de crédit, les marges sous pression depuis des années, l'incapacité des entreprises à fixer leurs prix et la poursuite des politiques d'austérité rendent ce processus impossible. Sans compter que l'Italie et la France vont entrer dans cette guerre des coûts et qu'il va falloir réagir pour ne pas perdre son avance. Il va donc falloir encore comprimer la consommation.

D'autant que les autres pays (Allemagne exceptée) sont lancés à pleine vitesse dans cette guerre de compétitivité pour gagner les faibles parts de marché à disposition. On y comprime donc la demande, ce qui détruit toute dynamique et réduit encore les débouchés pour les pays « qui ont ajusté. » Le gâteau se réduit encore, la pression augmente et on tente encore de gagner de la compétitivité en réduisant encore le gâteau. Tout le monde veut exporter moins cher et, donc, tout le monde va dans le mur. Bref, c'est une machine infernale. La contraction des PIB italiens (-0,1 %), néerlandais (-1,4 % !) et finlandais (-0,4 %) et la stagnation du PIB français est le fruit de cette folie. L'illusion a été si aveugle qu'elle a fini par transmettre au nord du continent les plaies du sud !

Deuxième illusion : la France est le mauvais élève et doit être corrigée !

La croissance zéro de la France au premier trimestre a déclenché une série de lazzi de la part des observateurs. Sans doute avec raison, c'est un mauvais chiffre.  Mais la France n'est pas un cas isolé, c'est un cas décalé. La France commence à ressentir les effets de la politique unilatérale de l'offre annoncée en grande pompe par son président en janvier. Autrement dit de son entrée dans la compétition par les coûts. Évidemment, ceci commence par une panique des consommateurs et une perte de confiance des entreprises qui, on l'oublie souvent, pensent parfois à leurs demandes futures avant d'investir et d'embaucher. Rien de surprenant à cela, c'est la politique menée partout depuis 2011 en Italie et en Espagne, mais aux Pays-Bas depuis 2012. On a vu le succès de ces politiques et comment elles n'avaient pas permis de réellement regagner de la dynamique. Autrement dit, on n'a peut-être encore rien vu en France si Paris persiste dans ses choix économiques.

Le problème, c'est que la France n'est pas une île économique. Son économie est liée aux autres pays de la zone euro, notamment à celles qui, grâce aux politiques d'ajustement, fondent leur croissance sur les exportations. Sans croissance en France, l'Espagne et l'Italie exporteront moins. Nos voisins européens, toujours prompts à la Schadenfreude (ce sentiment de bonheur devant les malheurs du voisin) devraient donc prendre garde : la deuxième économie de la zone euro ne s'effondrera pas sans qu'il y ait de casse chez eux. Demander des « réformes » à la France dans ce contexte est peut-être le nec plus ultra de la moralité économique, mais c'est une politique très risquée pour l'ensemble de la zone euro. C'est, tout simplement, un facteur récessif de plus pour une région qui n'en a guère besoin. Croire que c'est ainsi que l'on sauvera l'économie européenne relève de l'illusion.

Troisième illusion : l'Allemagne profite de sa compétitivité

L'Allemagne a enregistré une forte croissance au premier trimestre : + 0,8 %. Plus que jamais, c'est le « bon élève » de la zone. Sauf que cette croissance est un argument supplémentaire contre la poursuite des politiques récessives en zone euro. Car l'Allemagne n'a nullement profité de sa compétitivité externe au cours de ce trimestre. L'Office fédérale des Statistiques, Destatis, souligne ainsi que cette croissance provient « exclusivement » de la demande interne. Les détails ne sont pas connus, mais il est certain que la consommation des ménages, les dépenses publiques et la construction ont apporté l'essentiel de cette croissance. Quant à l'investissement, sa dynamique s'explique en grande partie par un rattrapage naturel, après plusieurs années de désinvestissement outre-Rhin.

Autrement dit : l'Allemagne prouve que, pour faire de la croissance aujourd'hui, dans la zone euro, il faut s'appuyer sur la demande interne. La croissance allemande est la preuve de l'inanité absolue de la politique européenne du gouvernement allemand. Les exportations allemandes sont en petite forme : la croissance des émergents est bien trop faible. Et ce qui est vrai pour les produits allemands l'est évidemment pour les autres. Bref, l'Allemagne montre l'exemple, mais pas celui que l'on croit ordinairement.

Quatrième illusion : l'Allemagne tire la croissance de la zone euro

L'écart de croissance entre l'Allemagne et ses grands « fournisseurs » (Pays-Bas, France, Autriche et République tchèque) suffit à le prouver : le scénario rêvé par certains keynésiens d'une « locomotive » allemande tirant grâce à sa demande interne le reste du continent ne semble pas fonctionner. La forte dynamique interne de l'Allemagne a bien augmenté les importations, mais cela n'a guère été suffisant pour tirer l'activité dans la zone euro. C'est évidemment la preuve que la croissance du commerce allemand, importations comme exportations, ne se fait pas sur l'Europe, mais sur les pays émergents. La croissance allemande profite donc principalement à d'autres. L'Allemagne consomme certes plus, mais pas forcément plus de produits de la zone euro. L'impulsion qui est donnée par la croissance allemande au reste de l'Europe n'est donc pas suffisante.

Sans compter que l'Allemagne a peut-être déjà mangé son pain blanc. Les enquêtes sur le climat des affaires qui se succèdent, que ce soit celui de l'Ifo ou du ZEW, montrent une inquiétude pour l'avenir des entreprises. La dynamique semble donc perdre de la vitesse également outre-Rhin. En réalité, on ignore la capacité de l'économie allemande à « tenir » sans son moteur externe. Si celui-ci ne reprend pas et ne vient pas irriguer la demande interne, il n'est pas certain que la dynamique de l'économie allemande, notamment le rattrapage des investissements, tienne longtemps. L'Allemagne ralentira alors, réduisant encore le déjà maigre gâteau à disposition des exportations des autres pays de la zone euro.

Cinquième illusion : il n'y a pas de menace déflationniste

Dans ce contexte de croissance fragile et faible, souvent négative, l'inflation faible demeure un des principaux danger. Et la préoccupation majeure de la BCE qui semble déterminée à envoyer un message fort en juin. On l'a vu : les facteurs alimentant cette faiblesse de l'inflation restent plus que jamais en place. La compression des coûts demeure la norme et entretient dans beaucoup de pays européens un chômage élevé et une demande atone. Prêter à une PME dans ce contexte de dépression du marché intérieur demeure très risqué pour les banques, dont précisément, le niveau de créances douteuses atteint un record. Une enquête de la Banque de France publiée ce jeudi révèle un retour dans le négatif du « solde d'opinion » des banques sur les crédits aux entreprises. Ceci entretient la faible demande et la faible inflation.

L'ennui, c'est que cette faible inflation (qui, depuis octobre, est inférieure à 1 %) est une vraie menace parce qu'elle pèse sur les marges et bloque l'investissement. Survienne un choc externe ou une confirmation du ralentissement, et la déflation deviendra une réalité. « L'expérience japonaise prouve que les anticipations d'inflation deviennent négatives seulement lorsque la déflation est là », explique Isabelle Job-Bazille, économiste chez Crédit Agricole. Bref, les anticipations d'inflation « ancrées » comme ne cesse de le répéter la BCE ne doivent pas faire illusion : la menace déflationniste existe. 

L'action de la BCE pourra-t-elle sauver l'économie européenne ? C'est encore une illusion de penser que les banques centrales peuvent tout. Mario Draghi ne cesse du reste de le répéter. Les outils à disposition de la BCE peuvent tout au plus compenser en partie les effets récessifs des politiques menées, notamment en jouant sur le taux de change, mais nullement les annuler. Tout ce qui est fait dans les Etats pousse à la déflation et au renchérissement de l'euro. La BCE n'est pas omnipotente comme on le croit trop souvent : elle a surtout la capacité à agir sur les banques. Mais les banques ne manquent pas de liquidités, elles refusent de prêter à des économies en panne.

Changer ? Impossible !

Ce tableau rapide prouve combien est dangereuse la doxa actuelle de la zone euro. Malgré l'échec de ces trois dernières années, aucune vraie inflexion ne semble en vue. Rien n'a été appris des leçons du passé. La seule issue pour chaque pays semble être la guerre des coûts avec ses « partenaires » pour aller chercher des parts de marché décroissantes. La solidarité européenne semble la dernière illusion qui est sur le point de tomber : malgré la monnaie unique, les pays de la zone euro sont dans une guerre économique féroce et la croissance allemande est incapable d'alimenter le reste de l'économie européenne. Les illusions perdues des dirigeants européens ne provoqueront pas le retour à un nécessaire pragmatisme. La « cage de fer » idéologique et institutionnelle est trop bien serrée. Un sursaut serait nécessaire, mais il ne viendra pas.