Europe : la grande désunion

Par Romaric Godin  |   |  1389  mots
Le siège de la Commission à Bruxelles.
Le "choc salutaire" des européennes semble un vain espoir. Les grands dirigeants européens se concentrent désormais sur leurs enjeux nationaux, tous divergents.

Plus que jamais une Union européenne en lambeaux et sans orientation qui est sortie des urnes voici une semaine. Ceux qui espéraient voir dans la montée des euroscepticismes et dans la persistance de l'abstention un « choc salutaire » capable de réveiller les chefs d'Etats et de gouvernements et de les conduire à une « réorientation » de l'UE en sont, semble-t-il pour leurs frais. Le tableau qu'offre l'Europe est plus que jamais celui de la désunion et de l'impuissance. Bien que prévisible et largement annoncé, le succès des partis critiques ou hostiles à l'UE dans plusieurs pays semblent avoir désorienté les dirigeants européens. Et, plus que jamais, ce sont les logiques nationales qui dominent.

Le calcul de David Cameron

L'exemple le plus frappant en aura évidemment été les propos révélés ce samedi de David Cameron qui aurait menacé de ne pouvoir « garantir » le maintien du Royaume-Uni dans l'UE si Jean-Claude Juncker était porté à la tête de la Commission. La tactique du premier ministre britannique est limpide : il s'agit de durcir le ton pour répondre à l'irrésistible montée de l'UKIP. Un sondage publié par The Independent vendredi dernier révélait que plus de 80 % des électeurs UKIP lors des élections européennes envisageaient de voter UKIP lors des élections générales de l'an prochain. C'est clairement une raison de paniquer pour le locataire du 10 Downing Street, car alors le jeu politique anglais demeure un jeu à trois, avec le parti de Nigel Farage. Pour David Cameron, la priorité est donc de durcir le ton à Bruxelles pour ramener une partie des électeurs UKIP vers les urnes et de préparer, pourquoi pas ?, une coalition future avec les eurosceptiques pour demeurer premier ministre.

L'Europe est donc pour David Cameron un enjeu d'abord national. Sa « réforme » à la britannique, avec plus de subsidiarité, plus de libéralisme, serait surtout un triomphe qu'il pourrait arborer dans les rues de Brimingham ou de Southampton l'an prochain. Ce n'est donc pas un hasard s'il veut se faire entendre sur la question du président de la Commission, la plus urgente du moment.

La nécessité de l'action de Matteo Renzi

A l'autre extrémité de l'Europe, Matteo Renzi joue également gros avec « sa » réforme de l'UE. Son très bon score aux européennes (40,1 % des voix pour son parti, le PD) est une invitation à agir. Dans un pays où la confiance dans l'UE s'est effondrée ces deux dernières années et dont l'économie a beaucoup souffert des politiques d'austérité, Matteo Renzi a représenté l'espoir d'une « autre Europe », plus solidaire et plus soucieuse de la croissance. Voici pourquoi, à peine les urnes fermées dans la péninsule, le jeune loup de la politique italienne a promis que « l'Europe changerait. » Et il l'a répété toute la semaine dernière. Il est allé à Bruxelles afin de faire fléchir Angela Merkel, de lui faire enfin comprendre qu'une politique seulement axée sur la réduction des déficits ne permettra pas à l'Europe de profiter de la reprise.

Sa réputation de « Demolition Man », que Matteo Renzi a obtenu en renversant les blocages du jeu politique italien, lui offre un capital de confiance certain en Italie. Mais ce capital, il le sait aussi, s'épuise un peu plus chaque jour si l'UE, précisément, ne répond pas aux attentes de ses concitoyens. Le Mouvement 5 Etoiles de Beppe Grillo, aussi divisé et hétéroclite soit-il, pèse encore un cinquième des voix et ne demande qu'un échec de Matteo Renzi pour prospérer à nouveau. Le président du conseil le sait et joue, lui aussi, sa survie politique sur son influence à Bruxelles. Pour le moment, il tente de jouer la  carte de la tentative d'alliance avec Berlin, mais si Angela Merkel demeure inflexible, lui aussi n'hésitera pas à aller au conflit.

Une France illisible et sans poids

Troisième larron, François Hollande est plus que jamais illisible. Là encore, la logique interne domine. Tout en réclamant, lui aussi, une « Europe plus soucieuse de la croissance », il s'efforce de prouver à Angela Merkel que la France demeure dans la voie de la vertu tout en demandant comme David Cameron une Europe moins présente « là où ce n'est pas nécessaire. » Sur la question du président de la Commission, il a mollement soutenu Jean-Claude Juncker. Assez peu audible en Europe, comme en France, sa voix ne semble pas décisive. L'exécutif français semble tétanisé par le poids du FN dans la politique intérieure et par la désertion du PS par les électeurs. Il sait que, quoi qu'il fasse, cela lui sera reproché. Alors, il semble déterminé à ne rien faire, à ne pas peser sur l'avenir de l'Europe et à se laisser porter par le courant. Une grande force européenne, la France, est aujourd'hui inopérante.

La fin de l'axe Londres-Berlin

Tout ceci laisse Angela Merkel au centre du jeu européen. Mais plus que jamais, la chancelière semble immobile. Tentée d'abandonner Jean-Claude Juncker, elle l'a finalement soutenu du bout des lèvres. Elle ne semble pas prête à répondre aux demandes de David Cameron, car l'Allemagne poursuit depuis 2010 une politique d'intégration et d'uniformisation de la zone euro qui laisse les autres pays contraints soit d'avancer vers la zone euro, soit de se détacher de l'Europe. Tentée un moment de jouer Londres contre Paris, la chancelière sait désormais que cette alliance est inutile compte tenu de la faiblesse française. Elle semble donc prête à l'épreuve de force avec le premier ministre tory.

L'inévitable refus d'une « autre Europe » par Berlin

Face à Matteo Renzi, elle se montre plus conciliante. En façade du moins, car par la voix de son ministre des Finances Wolfgang Schäuble, l'Allemagne continue de se montrer inflexible et de brandir la menace de « l'aléa moral. » Vendredi, ce dernier a continué à présenter toute action d'envergure de la BCE comme un soutien indirect aux Etats et donc une incitation pour ces derniers à renoncer aux réformes. Moins que jamais, Berlin ne fait confiance à « ses partenaires. » Matteo Renzi risque donc de se heurter là à un mur. Angela Merkel semble décidée à réclamer encore des gages, sous forme de consolidation budgétaire et de réduction de la dette, aux pays de la zone euro avant d'accepter toute mutualisation. Il n'est pas à exclure qu'elle ressorte même les fameux « contrats de compétitivité » qui mettraient chaque pays sous la surveillance directe de la commission comme condition à toute réforme.

La crainte paralysante d'AfD

Pourquoi cette inflexibilité ? Comme David Cameron, quoique à un niveau moindre, Angela Merkel est menacée par les eurosceptiques d'AfD. Les 7 % obtenus lors du scrutin européen, malgré les querelles internes et un programme flou, doivent faire réfléchir la chancelière. Si le gouvernement fédéral allemand accepte d'avancer dans la mutualisation des dettes en Europe, elle donnera du grain à moudre à AfD. Or, ce parti semble avoir fait le plein des électeurs libéraux déçus. Désormais, il chasse sur les terres électorales de la CDU et de la CSU, les deux partis conservateurs de la chancelière. Depuis une semaine, la presse allemande se focalise sur AfD qui est devenu le phénomène politique du moment outre-Rhin. De quoi encore inquiéter la chancelière qui gouverne avec les Sociaux-démocrates, ce qui ne plaît pas à tout le monde dans son camp. Un des principes de la politique allemande risque donc d'être dans les prochaines semaines l'immobilisme.

Une Europe comme un canard sans tête

On le voit, les quatre grands pays de l'UE semblent aller dans des directions opposées. Dominés par leurs agendas nationaux, les dirigeants européens semblent désormais incapables de penser l'Europe et de proposer une réforme d'envergure de l'UE. Les décisions à venir risquent donc d'être des décisions du « moindre mal », des compromis assurant le maintien d'un équilibre précaire et d'une gouvernance qui a été sanctionnée le 25 mai. Rien de pire ne pouvait arriver à l'Europe qui est donc condamnée à demeurer cette superstructure bureaucratique obsédée par une illusoire « stabilité. » Mais pouvait-il en être vraiment autrement ?