Le côté obscur de la banque portugaise Espirito Santo

Par Jean-Yves Paillé  |   |  1169  mots
Une des rares photos où l'on retrouve Salazar (à gauche) avec Ricardo Ribeiro Espirito Santo.
Banco Espirito Santo (BES), ce groupe portugais organisé en une multitude de holdings, est un empire économique sur le déclin, plombé par ses dettes. Il a connu son apogée en 1973, à la fin de la dictature portugaise, et doit beaucoup à Ricardo Ribeiro Do Espirito Santo, le plus illustre patron de la banque qui porte son nom. Pendant 20 ans, ce dernier s'est appuyé sur des transactions avec les nazis et une grande amitié avec Salazar pour devenir le numéro 1 des banques portugaises.

"Nous sommes la banque de tous les régimes." En 1991, cette déclaration assez stupéfiante de Ricardo Espirito Santo Silva Salgado, ex-dirigeant du groupe financier Espirito Santo, désormais interdit de sortie du territoire portugais, résume l'histoire trouble de l'entreprise née en 1920. Aujourd'hui, BES est un empire économique qui s'effondre. Le groupe est plombé par la dette de plusieurs de ses holdings.

Il y a 40 ans, c'était l'apogée. Ricardo Ribeiro Do Espirito Santo y a beaucoup contribué. Il a étendu l'hégémonie de BES sur l'Europe durant les années 1930 et 1940 grâce à ses relations politiques sulfureuses. La petite banque d'échange monétaire qui ne disposait au départ que d'une modeste affaire espagnole de loterie devient alors un des plus puissants groupes du pays, grâce à une stratégie fondée sur l'ultra-pragmatisme.

L'"agent Espirito Santo"

L'enfer de la crise de 1929 passé, ces Portugais entreprenants développent leurs affaires à la fin des années 1930. C'est le temps des premières relations et transactions avec les nazis, à partir de la Guerre civile espagnole en 1936. En outre, la famille Espirito Santo, ainsi que d'autres puissances économiques portugaises financent l'effort militaire franquiste.

Un des dirigeants du groupe, Ricardo Ribeiro Espirito Santo, champion de golf, bel homme élancé n'hésite pas à sortir de son rôle de banquier pour endosser un costume orignal en 1940: agent de renseignement d'Hitler. Il accueille dans son chalet de Cascais, son ami l'ex-roi Edward VIII en exil à Lisbonne pendant plusieurs semaines.

Ce dernier a renoncé à la couronne d'Angleterre en décembre 1936. Raison officielle : sa relation propice aux scandales avec une actrice américaine. Raison officieuse : le national-socialisme trouve grâce à ses yeux. Une aubaine pour Hitler. Le Fürher espère remettre l'ex-roi sur le trône pour favoriser une potentielle occupation de l'Angleterre. Raté. Le prince de Galles cède à la pression des diplomates anglais et accepte à contrecœur de partir pour devenir gouverneur des Bahamas. "L'agent Espirito Santo", comme l'appelle l'ambassadeur allemand du Portugal, a joué le messager entre les deux parties.

Transactions avec les nazis

Malgré cet échec, le banquier n'a pas tout perdu, il a avancé ses pions affairistes. En 1941, il passe à la vitesse supérieure. Il multiplie les financements dans l'arsenal militaire, convaincu que la Wehrmacht gagnera le conflit. Espirito Santo s'associe avec la Reichsbank, la banque centrale allemande. Il l'aide à installer une antenne au Portugal, contre un flot d'escudos, la monnaie locale que Ricardo envoie faire fructifier outre-Rhin.

Mais pour ne pas froisser Salazar ainsi que par pragmatisme, le patron de BES souffle le chaud et le froid. Il commerce aussi avec les Anglais. Il le sait, l'alliance traditionnelle avec l'Angleterre ne doit pas être remise en cause : elle constitue un pilier de la sacro-sainte neutralité portugaise dans le conflit. Pourtant, pour l'ambassadeur britannique, le banquier a choisi de se placer d'un côté bien précis de la barricade. "Ses transactions sont telles qu'elles menacent la neutralité du Portugal", déclare l'ambassadeur anglais du Portugal à l'époque.

En février 1943, sur le point de tomber entre les mains des alliés, 200 livres de lingots allemands estampillés de la croix gammée sont rachetées par la BES à bas prix, révèle l'historien portugais Fernado Rosas. Un or volé aux juifs et aux banques centrales. La banque le fait fondre, le transforme en barres d'un kilo, les stocke avant de les revendre à l'international.

De 1940 à 1945, l'action du groupe quadruple, car elle a également profité de l'acquisition de plantations de sucres, café, huile de palme au Mozambique et en Angola.

Ricardo Ribeiro Espirito Santo, l'ami de Salazar

Le succès rencontré par Ricardo Espirito Santo est également dû à ses relations avec Salazar. La rencontre entre les deux hommes, en 1935, est un coup de foudre amical. Cette admiration réciproque naissante va se traduire par 20 ans d'amitié sans ombre. Une période faste pour le patron de BES qui devient la plus grande figure économique du pays. Le grand chef de BES se gargarise de ses résultats annuels qui explosent au début des années 1950.

Salazar rencontre régulièrement les patriarches des grandes familles économiques nationales, avec lesquelles il entretient des relations cordiales. Ricardo Espirito Santo, lui, est plus qu'un simple comparse ; c'est l'un de ses meilleurs amis. Régulièrement, les dimanches, vers 17 heures, il retrouve le président dans sa majestueuse résidence. Son amour de l'art, qui lui vaut le surnom de prince de la Renaissance, la politique, la vie de famille sont les sujets qui alimentent ses discussions privées avec le dictateur.

Lorsque l'un d'eux part en vacances, ils poursuivent leur dialogue sous la forme d'une correspondance régulière . Espirito Santo le sait : il n'est pas et ne sera jamais l'égal de l'homme le plus craint du pays, de celui qui souhaite voir les roitelets financiers portugais à sa botte. Le banquier excelle dans la flagornerie. "Votre personne est la preuve que l'homme est à l'image de dieu", écrit-il, obséquieux, dans une de ses nombreuses lettres.

Élément dangereux" selon la police française

Le banquier voit juste. Dans les coups durs, il peut compter sur son puissant ami. Les transactions d'Espirito Santo avec les nazis ne sont pas passées inaperçues. A la Libération, Ricardo est interdit de séjour aux États-Unis et en France. Le 27 avril 1945, à quelques jours de la fin de la guerre, le financier s'en rend compte... lorsqu'il passe la frontière française. La police l'arrête, le qualifie "d'élément dangereux". Ricardo est placé immédiatement en garde à vue. Quatre heures après, Salazar, mis au courant de l'incident, intervient personnellement auprès des autorités françaises pour le faire délivrer.

Ricardo Rubeiro Espirito Santo aura croupi un jour et demi en prison. Il en ressort très affecté... Et très reconnaissant... comme en témoigne son adhésion à la légion portugaise, milice paramilitaire pro-Salazar qui a pour objectif de combattre "la menace communiste et anarchiste".

Le 2 février 1955,il meurt foudroyé par une attaque cardiaque. Il a à peine 55 ans. Le décès émeut profondément son ami fidèle, Salazar. Lui qui se fait rare aux obsèques des puissants fait une exception : il suit le cercueil de son éternel compagnon. "La possibilité de sa mort ne m'avait jamais traversé l'esprit. Je me réveille dans une réalité douloureuse", dira-t-il.

Quant à la banque Espirito Santo, elle se porte à merveille à ce moment-là et conservera sa santé durant quelque deux décennies. A la mort de Manuel en 1973, le dernier et deuxième frère de Ricardo Ribeiro Espirito Santo, le groupe est numéro 1 des secteurs de la banque et des assurances au Portugal, à un an de la fin de la dictature et de la nationalisation du groupe par le nouveau gouvernement portugais.

Ce documentaire portugais retrace l'histoire des puissantes familles portugaises, leurs relations avec la dictature, entre autres.