Entre la forme et la substance, les liens sont subtils. En 1992, 12 pays européens décidaient de partager une seule monnaie.
Dix en réalité, car le Danemark et le Royaume-Uni annonçaient dès l'origine qu'ils feraient bande à part (« opt-out »). Trois ans plus tard, ils lui donnèrent le nom d'« euro », sur l'idée d'un espérantiste belge, qui réussit à convaincre un prédécesseur de Jean-Claude Juncker, Jacques Santer. Les « Dix » voulaient sortir de l'enfer de la concurrence monétaire qui soumettait chaque entreprise et chaque foyer aux aléas des dévaluations et de l'inflation.
La première mort du mark
C'était la première mort du D-mark que l'Allemagne accepta à condition que le Continent embrasse sa politique monétaire : indépendance de la Banque centrale et interdiction d'imprimer de la monnaie pour financer les déficits.
Pendant ce temps, au Royaume-Uni et aux États-Unis, dont les devises avaient fourni successivement l'étalon monétaire mondial, les banquiers centraux travaillaient en lien étroit avec leur gouvernement et s'autorisaient à monétiser les dettes. Sur le Continent, le problème de la gestion des déséquilibres des comptes nationaux persistait, bien sûr, mais il était censé être résolu par l'acceptation par tous de la culture de la stabilité allemande, héritée du souvenir de la grande inflation d'entre-deux-guerres et gravée dans le marbre de la loi.
Le mark disparaissait dans la forme, il survivait en substance.
Pour que cela fonctionnât, pour que cette singularité continentale soit durable, il eût fallu que l'Europe devienne l'Allemagne. Or, elle ne l'est pas, y compris dans son rapport à la monnaie. Quand, en 1968, le général de Gaulle a compris qu'il n'avait pas les moyens de soutenir le cours du franc et qu'il était pris au piège de sa propre déclaration de foi selon laquelle « l'or est la mesure éternelle et vraie » de la monnaie, il accusa la « fuite vers le mark ». S'en suivirent des décennies de politique de dévaluation et de guerre monétaire latente entre Paris et Berlin. Pendant ce temps, l'Allemagne, qui n'a jamais goûté le laxisme monétaire pratiqué par les Américains, gageait prudemment son mark chéri contre l'or non moins chéri enfermé dans les coffres de la Bundesbank. Elle réussissait ce que de Gaulle avait échoué à faire.
Puis il y eut l'euro
Mais un changement de nom ne fait pas un changement de culture.
Il devait donc se passer quelque chose. Ce quelque chose fut la lente mue du mark européen en une devise « normale » dotée de son identité propre et converti aux règles monétaires qui prévalent dans les grandes économies libérales depuis la fin de la dernière guerre.
Cette mue prit plus de deux décennies. Elle vient de se terminer, en quelques jours, en ce début d'année. Le 22 janvier, la BCE annonçait qu'elle allait acheter massivement de la dette publique.
Les cris d'orfraie poussés à Berlin n'avaient rien à envier à ceux qui, quarante-trois ans plus tôt, avaient accueilli la fin de la convertibilité en or du dollar et avaient motivé les premiers projets d'union monétaire européenne. Une semaine plus tôt, la juridiction suprême européenne annonçait qu'elle validait un précédent programme annoncé en 2012. La nouvelle doctrine européenne est tranquillement en train de s'inscrire non seulement dans les faits, mais aussi dans le droit.
Et ce qui est en train de se passer avec la Grèce montre à quel point la doctrine allemande était devenue dépassée et engendrait de plus en plus de curiosité dans une économie mondialisée. Un ministre des Finances d'extrême gauche, Yanis Varouflakis, reçoit le soutien implicite de Washington (« On ne peut pas continuer à pressurer des pays qui sont en pleine dépression », a déclaré le président Obama), plaisante avec David Cameron et va finir par obtenir un profond réaménagement de sa dette... que les assouplissements monétaires successifs de ces dernières années et les entorses à la doctrine de la Bundesbank rendent possibles.
C'est ainsi qu'après vingt-trois ans d'un changement de nom est venu un changement de nature.
Le mark est mort. Vive l'euro !
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