Augmenter les salaires en période d'inflation : une équation insoluble ?

Par Coline Vazquez  |   |  1465  mots
Partout en France, les mouvements de grève se multiplient pour réclamer des hausses de salaire, alors que l'inflation atteint des records. (Crédits : Reuters)
C'est un phénomène qui touche de nombreuses entreprises : les mouvements de grève se multiplient en France réclamant des hausses de salaires. Mais une revalorisation salariale fait planer un risque sur la santé financière des entreprises sans compter le risque que ne s'installe, en France, une véritable spirale inflationniste. Une situation qui semble, pour l'heure, inextricable.

De la TPE aux grands groupes, du transport au commerce en passant par l'énergie...Un peu partout en France, les entreprises connaissent des mouvements de grève avec toujours la même revendication : celle des salaires. Ce lundi, c'est au tour des routiers de se mobiliser. Dès le début de la journée, les manifestants ont entamé des blocages dans une vingtaine de sites en France. Un peu plus tôt au mois de juin, c'est le personnel de l'aéroport de Roissy qui a cessé de travailler pour obtenir une meilleure rémunération. Le 6 juillet, ce seront les employés de la SNCF qui feront entendre leur voix, les syndicats ayant appelé à une grève nationale. Les exemples ne manquent pas...En France, comme en Europe à l'instar du Royaume-Uni qui a connu la plus grosse grève de ses cheminots depuis 30 ans.

La pression sur les salaires grimpe à mesure que l'inflation atteint des sommets. En mai, elle culminait à 8,1% sur an dans la zone euro. Et si en France, les chiffres sont moindres, ils atteignent, eux aussi, un record pour le pays : 5,2% en mai.

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Toutefois, il serait faux de dire que les salaires n'ont pas augmenté. D'après une étude menée par la Banque de France sur les hausses de salaire négociées pour 2022, elles varient en moyenne entre 2,5% et 3,5% selon les secteurs contre 1% depuis 2014. Dans l'automobile, la revalorisation atteint même 4,5% en 2022. Quant au secteur de la restauration, les travailleurs ont obtenu, à l'issue de plusieurs semaines de négociations, une augmentation moyenne de l'ensemble de la grille salariale de 16,33% et une rémunération minimum supérieure à 5% du SMIC. Mais ces revalorisations restent dans l'ensemble bien en deçà de la hausse des prix qui grève le pouvoir d'achat.

Quand revalorisation rime avec négociation

En France, rien n'oblige un employeur à augmenter les salaires de ses employés. « Une négociation sur la rémunération entre le salarié et l'employeur est obligatoire selon une certaine périodicité, par exemple annuellement », explique Eric Rocheblave, avocat en droit social qui ajoute toutefois que « ce n'est pas parce qu'on négocie qu'on arrive à un accord entraînant une hausse de la rémunération ».

La législation fixe néanmoins le salaire minimum. La rémunération ne peut aller en deçà du SMIC et à chaque revalorisation par l'Etat, l'entreprise se doit d'appliquer une hausse identique. Il existe aussi des dispositions conventionnelles. Il s'agit des accords négociés au niveau de chaque branche professionnelle à l'échelle nationale par les partenaires sociaux permettant de définir les termes de la convention collective avec notamment un salaire minimum conventionnel. Dernière disposition, celle contractuelle, c'est-à-dire le salaire convenu entre l'employé et l'entreprise au moment de l'embauche et qui figure sur le contrat de travail.

Au-delà de ce cadre légal, « il n'y a pas d'automaticité dans les augmentations de salaire », conclut Maître Rocheblave. « Donc, pour peser dans ces négociations, les grèves sont l'une des armes des salariés », note-t-il. Ce fut notamment le cas dans les années 1960-1970 marquées, elles aussi, par une forte inflation et d'importantes mobilisations pour des revalorisations salariales. « Ce qui est étonnant, c'est de voir que l'on revient à des situations que l'on n'avait plus connues depuis 50 ou 60 ans », note Marion Fontaine, professeure d'histoire à Science Po. À la différence près qu'à l'époque, « les syndicats étaient plus puissants, donc plus suivis et plus à même d'appeler à la mobilisation générale », précise-t-elle, rappelant notamment qu'en « mai 68, la mobilisation a tant inquiété le patronat français qu'il a accepté de céder sur un certains nombre de points ».

Défaillances d'entreprises et spirale inflationniste

La situation semble d'autant plus inextricable que les entreprises subissent elles aussi l'impact de l'inflation, en particulier celle de l'énergie et des matières premières qui augmentent leurs coûts de production. « Quand il y a des pressions salariales à un moment où les entreprises génèrent beaucoup de gain de productivité, la mobilisation de tout ou partie de ces gains pour augmenter les salaires trouve une forte justification. Mais dans la situation actuelle, ces mouvements de grève s'expliquent par la hausse des prix qui grève le pouvoir d'achat. Or, il s'agit d'une inflation des prix de nos importations. Il n'y a pas de gain de productivité », souligne Gilbert Cette, professeur d'économie à Neoma Business School. Selon lui, augmenter les salaires ferait planer un « risque sur la situation financière des entreprises qui ne pourront plus investir, auront une croissance ralentie et seront en difficulté face à la concurrence internationale conduisant à des licenciements ».

Autre risque souligné par le professeur d'économie : celui d'installer la France dans une spirale inflationniste. Aussi appelé « boucle prix-salaire » ou « courbe de Phillips », ce phénomène se produit lorsque la hausse des salaires alimente la hausse des prix. Plus concrètement, les entreprises revalorisent la rémunération de leurs employés ce qui augmente leurs coûts de production. Une charge supplémentaire qu'elles sont ensuite contraintes de répercuter sur leurs prix de vente pour ne pas réduire leurs marges de manière trop importante. Les prix sont donc à nouveau en hausse et réduisent le gain de pouvoir d'achat obtenu par les salariés grâce à la hausse de salaire. C'est notamment ce qu'il s'est produit dans les années 70 après les deux chocs pétroliers qui ont fait bondir l'inflation. Tant et si bien qu'en 1983, alors que le risque d'une spirale inflationniste pointait de nouveau, le gouvernement de Pierre Mauroy a pris la décision d'interdire l'indexation des salaires sur l'inflation. Une disposition inscrite dans le code monétaire et financier et le code du travail.

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L'équation combinant hausse des salaires et inflation est-elle pour autant insoluble ? D'autres mécanismes permettent de « satisfaire les besoins de valorisation de salaires pour les employés sans augmenter le coût du travail », avance Maître Rocheblave. Les salariés peuvent ainsi bénéficier « d'avantages tels que des primes ou une défiscalisation de certaines formes de rémunération comme les heures supplémentaires ». C'est par exemple le cas de « la prime Macron », une prime exceptionnelle de pouvoir d'achat que les entreprises, qui le souhaitent, peuvent verser à leurs employés . Mise en place en 2019 en réponse au mouvement des « gilets jaunes » et reconduite en 2021, elle est exonérée d'impôts et de cotisations sociales et peut aller jusqu'à 1.000 euros (2000 euros dans certains cas). Dans son programme à l'élection présidentielle, Emmanuel Macron a même proposé de porter son plafond à 6.000 euros, sous condition d'un contrat d'intéressement. Ce triplement de la prime devrait faire partie du projet de loi sur le pouvoir d'achat présenté début juillet.

C'est en ce sens que le ministre de l'Economie, Bruno Le Maire, a incité les entreprises à revaloriser les rémunérations de leurs employés. « Certaines entreprises vont pouvoir augmenter les salaires. Elles doivent le faire. D'autres ont moins de marges de manœuvre. Pour elles, il y a un instrument efficace qui est la prime Macron. C'est un instrument qui doit être massivement employé », a-t-il déclaré, fin mai. « La réponse à l'inflation doit être équitablement partagée, ça ne peut reposer uniquement sur l'État », a-t-il souligné.

Inversion du rapport de force

« L'erreur serait de penser que l'Etat va résoudre seul le problème. Une partie de la solution relève de la négociation entre partenaires sociaux », abonde Marie Fontaine, professeure au Centre d'histoire de Sciences Po. « Il arrive un moment où, si vous êtes une compagnie aérienne et que tout votre personnel se met en grève pendant l'été, la situation n'est plus tenable », prédit-elle. « Vous pouvez vous dire que vous n'allez pas céder aux demandes de revalorisations salariales. Mais si le rapport de force est en votre défaveur, vous devrez entamer des négociations collectives », conclut l'historienne. Et selon elle, le taux de chômage en baisse continue ces derniers mois (7,3% au premier trimestre de 2022, selon l'Insee) entraînant un manque de main d'oeuvre dans de nombreux secteurs de la restauration et l'hôtellerie, à la vente en passant par les transports, infléchit ce rapport de force en faveur des salariés. « Tout dépend également de la durée d'inflation et si la hausse des prix s'installe durablement de manière structurelle », indique-t-elle néanmoins en dressant un parallèle avec les grèves de 1970 quand le retour du chômage de masse et une baisse de l'inflation avaient eu raison du mouvement social.