Pourquoi la CGT se lance-t-elle dans un bras de fer avec le gouvernement ?

Par Jean-Christophe Chanut  |   |  1854  mots
Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, craint que sa centrale perde sa place de premier syndicats de France en 2017 au profit de la CFDT. D'où sa stratégie de radicalisation.
Raffineries bloquées, grèves dans les transports, etc. La CGT est la pointe de la mobilisation contre le projet de loi travail. Mais le bras de fer engagé avec le gouvernement par la centrale de Philippe Martinez a bien d'autres motivations.

Raffineries bloquées ; appel à la grève illimitée à compter du 2 juin à la RATP ; grève reconductible à la SNCF le mercredi et le jeudi ; menace de blocage des centrales nucléaires... La CGT est à l'offensive et multiplie les initiatives contre le gouvernement Valls. Le prétexte ? La loi El Khomri réformant le code du travail dont la centrale de Montreuil continue de demander le « retrait ». Mais est-ce la vraie raison ? Comment comprendre cette poussée de fièvre au sein de la première - pour l'instant - organisation syndicale du pays lors de la dernière année du quinquennat? Cette poussé de fièvre radicale  représente-t-elle un réel danger pour un gouvernement jusqu'ici plutôt habitué à une certaine paix sociale ? Tentative d'explication.

Il y a deux ans, dans ces mêmes colonnes nous écrivions « Mais où sont donc passés les syndicats ? ». A cette époque, début 2014, pour la quatrième année consécutive la valeur du point n'était pas revalorisée dans la fonction publique, le gouvernement Ayrault faisait passer une réforme des retraites comme une lettre à la Poste, François Hollande décidait une augmentation de 0,4 point de la TVA et les premières mesures du « pacte de responsabilité » en faveur des entreprises étaient annoncées. Or, malgré quelques « journées d'action », la réaction syndicale a été faible, la sauce n'a pas prise.

Des syndicats quasi atones depuis 2012

Pourquoi ? D'abord, il est certain que les syndicats ressentaient une sorte de gêne. CGT, CFDT et même FO, ont largement participé à la défaite de Nicolas Sarkozy en 2012. Refusant la vraie-fausse neutralité qu'ils adoptaient lors des récents scrutins présidentiels antérieurs, CFDT et CGT ont assez clairement appelé à battre le président de la République en place. L'heure de la revanche avait sonné alors que Nicolas Sarkozy n'avait rien voulu lâcher en 2010 sur les retraites, même si les syndicats avaient jeté des millions de personnes dans la rue.

Difficile dans ces conditions de mobiliser contre la politique de François Hollande, une fois celui-ci arrivé au pouvoir. On ne peut pas, du moins dans un premier temps, renier celui-que l'on a porté.

Un gouvernement toujours prompt à lâcher un peu de lest

Le relatif calme social qui a régné depuis le début du quinquennat s'explique aussi par un indéniable savoir-faire dans la sphère gouvernementale. Quand la ministre de la Fonction publique de l'époque, Marylise Lebranchu, annonçait aux syndicats de fonctionnaires que le point d'indice ne serait pas, encore une fois, revalorisé, elle lâchait immédiatement que la très décriée journée de carence serait supprimée et que les grilles salariales de la catégorie " C " seraient revues. Cela calma les esprits. Son successeur a fait de même en 2016, en acceptant, enfin, une revalorisation du point d'indice en deux temps... De même, les enseignants des écoles primaires ont obtenu, divine surprise, une revalorisation de leur prime... résultat, un calme relatif règne toujours dans la fonction publique.

Enfin, depuis son arrivée à l'Elysée, François Hollande n'a eu de cesse de vouloir associer les syndicats et le patronat aux prises de décision. Un positionnement très "social-démocrate", diront certains. D'autres parleront "d'instrumentalisation". Chaque année une grande conférence sociale, ou, plus tard, des conférences thématiques, ont été organisées. Un agenda social a été fixé. Résultat, les organisations syndicales sont passées d'une négociation ou d'une concertation à l'autre : accords sur la rénovation du marché du travail, sur la qualité au travail, sur la formation professionnelle, sur le contrat de génération, sur le dialogue social dans les entreprises, le compte pénibilité, le compte personnel d'activité... sans parler des retraites complémentaires et de l'assurance chômage. Avec un tel maelstrom, difficile de penser à descendre dans la rue.

Un front syndical divisé

Sans oublier que François Hollande et ses deux premiers ministres successifs ont toujours su se concilier la CFDT, empêchant ainsi l'émergence d'un vrai front syndical. On l'a vu encore avec le projet de loi travail quand Manuel Valls a accepté de retirer du texte - certes un peu tardivement - les points qui mécontentaient le plus la CFDT, notamment le plafonnement des dommages et intérêts aux prud'hommes.

Ainsi, la CFDT de Laurent Berger n'est absolument pas dans le choc frontal avec le pouvoir politique, à la différence de la CFDT de François Chérèque avec Nicolas Sarkozy. Mieux, comme d'habitude quand la gauche est au pouvoir, le programme de la CFDT, qui sert souvent de laboratoires d'idées - on l'a vu surtout quand l'incarnation de la deuxième gauche, Michel Rocard, est arrivé à Matignon en 1988 - est largement repris. Ainsi, alors ministre du Travail, Michel Sapin a repris à son compte l'idée des "droits rechargeables" pour les chômeurs ou encore l'instauration d'un compte individuel de formation. Même sur le "Pacte de responsabilité", la CFDT se montre conciliante avec le pouvoir... mais moins avec le Medef. Bref, on ne voit pas la CFDT appeler à descendre dans la rue contre la "politique d'austérité" du gouvernement...

Mieux, la CFDT estime que la loi El Khomri va globalement dans le bon sens en instituant des droits nouveaux pour les salariés, le compte personnel d'activité par exemple. D'ailleurs, dans un entretien au quotidien « Le Parisien » de ce mercredi 25 mai, Laurent Berger déclare que retirer le projet de loi serait « inacceptable ».

La CGT cherche à capitaliser sur le discrédit de l'executif

Mais depuis quelques mois la machine se dérègle. La surenchère permanente pratiquée par le ministre de l'Economie Emmanuel Macron a le don d'énerver la CGT et FO. Dans un entretien au quotidien « Les Echos » daté du 24 juin, le trublion du gouvernement jette même de l'huile sur le feu en estimant qu'il faudrait « aller plus loin » que la loi El Khomri... Les résultats sur le front du chômage tardent à se faire sentir, ce qui décrédibilise la politique menée par le gouvernement - ouvertement pro entreprises - auprès des militants et sympathisants syndicaux. Surtout, la côte de popularité de l'exécutif n'en finit pas de plonger. Il était donc temps pour la CGT de montrer les dents.

Et ce d'autant plus que la centrale de Philippe Martinez se trouve dans une mauvaise passe. Le départ de Bernard Thibault de son poste de secrétaire général en 2013 a été extrêmement mal géré. Après bien des tergiversations, c'est finalement Thierry Lepaon qui reprend les rênes de la centrale mais dans des conditions alambiquées qui ne lui permettent pas d'asseoir son autorité. Résultat, moins de deux ans plus tard, il sera victime d'un véritable « coup d'état interne », via d'opportunes « révélations » sur son train de vie. C'est dans ce climat tendu que Philippe Martinez a hérité du poste de secrétaire général.

Malaise interne à la CGT

Les militants CGTistes sont en recherche de repères. La doctrine de la centrale est flottante, hésitant entre radicalité et réformisme musclé. A l'instar de ce qui se passe actuellement au sein de la gauche française, - Manuel Valls estimant même qu'il existe maintenant deux gauches irréconciliables - la centrale syndicale est divisée entre différentes factions, notamment les « pros » Parti de Gauche de Jean Luc Mélenchon et les « pros » Pierre Laurent du Parti communiste. Le 51e congrès de la CGT qui s'est tenu en avril à Marseille a plutôt adopté un ton offensif. Philippe Martinez, adoubé lors de ce congrès, suit donc cette ligne. Il espère ainsi que la CGT va se refaire une jeunesse et retrouver des forces. Rien de mieux en effet que de hausser la voix pour ressouder et mobiliser les troupes. Il y a en effet le feu au lac. Philippe Martinez lui-même, en avril, devant l'Association des journalistes de l'information sociale (Ajis) reconnaissait en effet que la « CGT risquait de ne plus être la première organisation syndicale en 2017 ».

De fait, en raison de ses désordres internes, la centrale de Montreuil perd du terrain au profit de la CFDT. Depuis 2013, la CGT a ainsi reculé dans ses bastions traditionnels. Certes, elle reste à la première place à la SNCF, EDF et RATP, mais elle est en retrait. Chez Renault ou Air France, elle n'est même plus en tête.

Dans la Fonction publique, la CGT demeure aussi globalement la première centrale avec 23,1 % des suffrages devant la CFDT (19,2 %) mais elle a perdu 2,3 points entre 2011 et 2014.

En 2013, dans le privé, lors de la première « pesée » syndicale, permettant de connaître la représentativité de chaque syndicat, la CGT était arrivée tout juste en tête avec 26,77 % des voix, talonnée par la CFDT (26 %).

La CGT craint que la CFDT devienne le premier syndicat du pays

Or, la CFDT a gagné des points depuis lors des élections professionnelles et la CGT de son côté a perdu des voix dans de très nombreuses entreprises. C'est ce qui inquiète Philippe Martinez alors que la nouvelle « pesée » syndicale doit intervenir en 2017. Et un tsunami risque fort de se produire : pour la première fois depuis la seconde guerre mondiale, la CGT pourrait perde sa première place. C'est à la lumière de ce risque qu'il faut interpréter l'attitude actuelle de la CGT. Le message en substance est clair : « regardez, c'est moi qui suis à la pointe du combat contre un projet de loi impopulaire ».

Certes, mais le pari est risqué. Si la loi El Khomri est définitivement adoptée, sans réelle et nouvelle modification, alors la CGT n'aura pas pesé. Si, en revanche, avec l'appui des « frondeurs » du PS, le gouvernement lâche du lest, elle pourra se targuer d'avoir résisté. Il conviendra aussi de bien surveiller le degré de mobilisation lors de la huitième journée de protestation contre la loi travail jeudi 26 mai.

Le pari de Philippe Martinez va également dépendre du degré de savoir-faire de Manuel Valls et de son gouvernement. Le premier ministre doit jouer finement, surtout si la situation se tend aux abords des dépôts de carburant et des raffineries. Il peut certes jouer sur l'exaspération des Français empêchés de se déplacer... mais pas trop, au regard de l'impopularité du gouvernement.

Mais Manuel Valls a une autre partition à jouer et il ne va pas s'en priver à un an de l'élection présidentielle. Le Premier ministre pourra avertir la CGT sur le registre : « vous trouvez que mon gouvernement mène une politique trop libérale?  Lisez les programmes des candidats à la primaires de la droite, c'est pire ».

Certes, mais pour reprendre la fameuse formule de Jean-Claude Mailly, secrétaire général de FO : « quand l'exaspération ne s'exprime plus dans la rue, elle s'exprime dans les urnes ».