SONDAGE EXCLUSIF- Moins de gaz et de pétrole russes, plus de nucléaire, plus d'Europe et de proximité : la réponse des Français face à la guerre en Ukraine

Par Philippe Mabille  |   |  1876  mots
(Crédits : Reuters)
A moins de 20 jours du premier tour et un mois avant le tour décisif de la présidentielle, La Tribune a sondé avec l'IFOP le regard des Français sur la place de leur pays sur la scène internationale. Inquiets de la guerre en Ukraine, ils sont en train de tirer les leçons de la crise sanitaire et se préparent pour le choc économique de la crise énergétique qui vient. Les Français voient leur avenir dans une Europe indépendante des énergies carbonées, si besoin par un mode de vie plus sobre avec un recours accru au nucléaire. L'Europe et la proximité sont plébiscitées comme la réponse la plus appropriée pour affronter un avenir incertain. Décryptage.

Greta (Thunberg) en a rêvé... Poutine l'a fait. Face au choc pétrolier et gazier qui accompagne depuis un mois l'invasion de l'Ukraine par la Russie, les Français se sont convertis en masse à une transition énergétique accélérée. L'Accord de Paris sur le climat de 2015, qui prévoit un monde neutre en carbone à l'horizon 2050, avec une forte accélération de la transition d'ici à 2030, est en train de s'imposer dans le portefeuille des automobilistes et des consommateurs français. A un niveau et une vitesse que l'on n'aurait imaginé avant la guerre russe en Ukraine déclenchée le 24 février 2022.

C'est le principal enseignement du sondage exclusif IFOP-La Tribune réalisé à la mi-mars sur « le regard des Français sur leur territoire et la place de leur pays sur la scène internationale ». A un mois du second tour de l'élection présidentielle, on y découvre des Français à l'évidence inquiets - qui ne le serait pas au vu des menaces nucléaires proférées par Vladimir Poutine en cas d'entrée de l'OTAN dans le conflit en Ukraine -, mais aussi hyper-réalistes et en tout cas convaincus -ou résignés - à changer leur comportement et leur mode de vie face au choc économique et l'inflation qui se réinstalle dans leur vie. « Les Français ont fait le lien entre le global de la crise en Ukraine et le local de leur vie quotidienne au travers de la hausse soudaine et brutale du prix des carburants », souligne François Legrand, du département Opinion de l'IFOP. Une majorité écrasante (92% d'entre eux!) se dit inquiète de la hausse des prix à la pompe et de l'alimentation. Avec la conscience que c'est parti pour durer. La question du pouvoir d'achat écrase la crise Covid et domine la présidentielle.

Tous à vélo !

Mais les Français, à 77%, se disent aussi prêts à réduire l'utilisation de leur voiture et près d'un sur deux (45%), est prêt à se mettre au vélo pour les petits trajets comme les y incitait déjà en 2007 Christine Lagarde, aujourd'hui présidente de la BCE. La crainte d'un choc de pouvoir d'achat durable sur les prix de l'énergie et de l'alimentation, conduit 4 Français sur 10 à envisager de renoncer à partir en vacances cette année. Paradoxalement, moins de 30% envisagent pourtant d'acquérir un véhicule électrique, sans doute un effet du manque de confiance dans ce mode de propulsion en raison non seulement du retard pris dans l'installation de bornes de recharges, mais aussi, et surtout, le prix prohibitif des voitures électriques, en l'absence d'aides suffisantes pour les plus modestes.

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Très inquiets de la guerre, les Français sont pourtant aussi très massivement en faveur des sanctions mises en œuvre contre le régime de Poutine. 80% sont en effet favorables en dépit de leur impact inflationniste et des conséquences précitées. A la veille du grand Sommet de l'OTAN qui sera sans doute décisif ce jeudi et vendredi pour la suite du conflit avec une probable extension de l'embargo sur le pétrole russe, plus des deux-tiers des Français soutiennent la livraison d'armes à l'Ukraine mais s'opposent, à 73%, à l'envoi de troupes.

Consensus pour le nucléaire civil

Si la guerre occupe les esprits, notamment des plus âgés, c'est aussi parce que la peur nucléaire a fait sa réapparition comme au temps de la guerre froide : 68% des Français craignent une attaque atomique sur le sol français. En revanche, si on compare à la chute de Kaboul en Afghanistan l'été dernier, on constate, selon François Legrand, « moins de crispation sur l'accueil des migrants ukrainiens en France ». Alors que cette guerre est la première à se  dérouler dans un pays équipé de centrales nucléaires, qui plus est à moins de 2.000 kilomètres de notre frontière, 85% des Français craignent surtout un accident type Tchernobyl sur le sol ukrainien. Ce risque n'entame pourtant en rien leur conviction en faveur de la construction de nouveaux réacteurs en France comme proposé par Emmanuel Macron. 63% se disent favorables à ce recours accru au nucléaire, soit 12 points de plus qu'en octobre dernier au moment de l'annonce par le chef de l'Etat de la relance de l'atome dans l'Hexagone. En six mois, avec un prix du gaz et du pétrole au plus haut, le consensus sur le nucléaire civil est sans faille ni fissure, n'en déplaise aux opposants au nucléaire que sont Yannick Jadot et Jean-Luc Mélenchon.

« La fin du mois fait plus peur que la fin du monde », fait valoir François Legrand. On pourrait même penser que la fin du monde tout de suite par l'apocalypse nucléaire fait moins peur que la fin du mois. Quant à la fin du monde par la catastrophe climatique, elle est également considérée comme essentielle, quoique plus lointaine : 90% des Français appellent l'Union européenne à agir pour devenir indépendante du gaz russe, et 82% estiment que l'Europe doit profiter de la crise pour accélérer sa transition écologique par une sortie des énergies fossiles. Greta Thunberg, qui va relancer les actions de la jeunesse pour le climat au cours du printemps, a donc, avec le retour de la guerre que n'ont connu ni ses parents, ni les nôtres depuis 1945 au coeur de l'Europe -à part celle des Balkans-,  un soutien de taille, inattendu et dont on se serait bien passé.

Les questions de sécurité et de défense passent aussi au premier plan des priorités : 75% des Français pensent que l'adhésion à l'Union européenne constitue une protection pour ses membres et 72% sont favorables à la création d'une armée européenne... 68 ans après l'échec du projet de Communauté européenne de défense (CED). On voit donc poindre l'affirmation, ou en tout cas le désir d'affirmation d'une Europe-puissance dont la définition reste floue mais est  bel et bien perçue comme une urgence face à l'agression russe. 73% des Français veulent que l'Europe s'affirme sur la scène mondiale comme une puissance et parle d'une seule voix... Un vœu pieux quand on voit la difficulté d'avancer concrètement vers une armée européenne et que l'Allemagne achète des F-35 américains...

A moins de trois semaines du premier tour de la présidentielle, les Français dessinent sur la politique étrangère un portrait robot très macronien de leur président idéal : pour 45% il doit être le « moteur de l'Union européenne (28% des réponses en 2017, lors du « discours de la Sorbonne » de Macron) ; mais 31% attendent du président de la République qu'il mène une politique étrangère indépendante. Un signe que la Nation reste centrale sur les questions internationales. Les Français veulent-ils une France non-alignée, à la de Gaulle ? Tout en mettant l'accent sur la souveraineté et l'indépendance du pays, ils considèrent que nos alliés les plus sûrs sont l'Allemagne à 83% et les Etats-Unis à 65%. Visiblement l'affaire de l'AUKUS, qui a planté le contrat de sous-marins de la France en Australie l'été dernier, passe au second plan à l'heure où l'Occident retrouve l'ennemi russe en face de lui. Mais la défiance est forte à l'égard de la Chine, de la Turquie et de la Russie. Signe fort à l'heure de la candidature du président Zelensky pour adhérer à l'UE, l'Ukraine démocratique est considérée par 52% des Français comme une alliée sûre, elle qui apparaît au même niveau que le Royaume-Uni du Brexit (qui passe derrière la Pologne, en première ligne de la nouvelle frontière de l'OTAN).

La proximité, planche de salut pour sortir l'archipel français

Enfin, dans une deuxième partie du sondage portant sur les Français et leur regard sur les enjeux de leur territoire -dont on voit l'importance à l'heure de l'héroïque résistance ukrainienne-, on mesure l'héritage de la crise Covid et de l'impact de son prolongement dans un choc pétrolier imprévu. Alors que 61% des Français estiment que la France est en déclin de façon globale, le jugement est beaucoup plus nuancé sur le rôle qu'elle joue dans le monde. 56% considèrent que la France est un modèle pour d'autres pays et à peu près autant qu'elle a une bonne image à l'étranger et est capable de se réformer. A l'approche du scrutin présidentiel, les Français restent très défiants à l'égard des institutions et de la classe dirigeante : 41% pensent que les dirigeants économiques sont de qualité et seulement 30% ont la même opinion des dirigeants politiques.

A l'inverse, les Français sont fiers de leur culture et de leurs terroirs. Seuls 12% disent souhaiter vivre dans une grande ville, un véritable camouflet pour les métropoles dont les prix immobiliers sont devenus inabordables et dont la qualité de vie a été dégradée par les confinements successifs. Les images de bombardement des grandes villes ukrainiennes jouent-elles un rôle dans ce désamour ? Une chose est sûre : dans le monde incertain de l'après-Covid et de l'après-Ukraine, quel prix donner au mètre-carré dans un monde où la guerre refait son apparition... A contrario, la vie dans une ville moyenne (30%), petites (27%) ou encore plus dans un territoire rural (31%) devient la préférence d'une majorité d'entre nous. Ce désir de campagne déjà perçu au sortir du confinement du printemps 2020 se concrétise et s'installe dans la durée. En témoigne aussi le chiffre de 37% des actifs qui souhaitent profiter de l'essor du télétravail pour quitter la métropole dans laquelle ils vivent, et le plébiscite pour les valeurs de la ruralité des Français, qui attendent plus et mieux de service public, d'écoles, de médecins, d'hôpitaux dans la proximité de leurs territoires... Et bien sûr des activités et des emplois de qualité.

La France des années 2020 ne sera pas seulement placée sous le signe des relocalisations et de la réindustrialisation, mais aussi d'une décentralisation accrue vers une vie où la proximité rime avec la qualité de vie grâce à des infrastructures modernisées. La société numérique, l'accès à internet devrait contribuer à cette grande mutation vers une France reconfigurée, comme une sorte de rémission, peut-être de guérison des fractures qui la divisent aujourd'hui telles que l'a décrit Jérôme Fourquet, le patron des études d'opinion de l'IFOP dans son dernier livre « L'archipel français » (éditions du Seuil). Multiple et divisée, la France aspire peut-être tout simplement à se rassembler dans une réinvention de son modèle social dans les territoires, dans un monde bouleversé par un choc géopolitique et écologique dont ils commencent à tirer les leçons par leurs choix de vie, ou en tout par les préférences exprimées dans notre sondage.

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