Après la chute du régime du président Ashraf Ghani et la prise du pouvoir des talibans, que va faire la France de ses fonds d'aide publique au développement à destination de l'Afghanistan ? Ces subsides, distribués depuis 2001, ont vocation à soutenir la reconstruction et le développement économique, politique et social du pays. Alors que le gouvernement d'Angela Merkel a annoncé mardi 17 août l'arrêt des aides au développement versées à l'Afghanistan, l'Hexagone tarde à se positionner. En Allemagne, le changement de régime politique dans ce pays de 37 millions d'habitants, désormais entre les mains des talibans, a entraîné une suspension des 424 millions de dollars de subsides annuels. De son côté, la France n'a pas encore communiqué sur son attitude, occupée à évacuer les derniers ressortissants tricolores.
"Une décision au long terme"
Contacté par La Tribune, une source au ministère de l'Europe et des Affaires étrangères explique que "cette décision [de suspendre ou non les fonds] s'inscrit dans une réflexion au long terme et pour le moment, la priorité est de gérer la situation humanitaire". Une autre source au ministère laisse toutefois la porte ouverte à une suspension de facto des aides, guidée par la situation réelle du pays. "La réalité du terrain, c'est que personne ne peut se déplacer, contraignant toute poursuite de coopération".
Chaque année, ce sont environ 7 milliards de dollars d'aide internationale bilatérales qui sont nécessaires au fonctionnement du pays. Selon une note de la Coface, en 2020, l'ensemble des dons internationaux représentent 43% du PIB afghan (19,81 milliards de dollars) et 50% des recettes fiscales.
Dans son allocution présidentielle du lundi 16 août au sujet de la crise politique dans ce pays à la jonction de l'Asie centrale, Emmanuel Macron n'a guère insisté sur les aides françaises, se concentrant sur le tribut militaire payé par la Nation - 90 soldats sont tombés dans les montagnes afghanes pour un engagement sur le terrain qui a culminé jusqu'à 4.000 soldats. Le chef de l'État a seulement rappelé "l'action civile" à l'œuvre dans le pays depuis la fin de l'intervention militaire tricolore en 2014. Alors que la rhétorique du discours présidentiel laissait transparaître un rôle "protecteur" - le terme est utilisé dix fois -, quelle est la réalité de l'action civile française "menée à bien" - selon les mots de l'Élysée - depuis 2002 ?
20e donateur sur les 46 pays et organisations du panel
Il faut avant tout préciser que les données sont difficilement accessibles, que ce soit auprès du ministère - qui n'a pour le moment pas pu nous les fournir - qu'auprès de l'OCDE ou de la Banque mondiale. Déjà, en 2014, la Cour des comptes soulignait "l'incapacité du ministère à assurer un suivi technique et financier" et fustigeait son incapacité à présenter un "bilan chiffré".
Sept ans plus tard, la seule série complète porte sur la première décennie du XXIe siècle. Selon un rapport de la mission diplomatique afghane de la Commission européenne, qui recense l'ensemble des aides bilatérales des pays et organisations à destination de l'Afghanistan, la France a décaissé, entre 2002 et 2011, 174,49 millions de dollars, sur les 322,87 millions promis sur la période. C'est environ 15,86 millions par an. Une somme proche de celle annoncée lors d'un débat à l'Assemblée nationale, en janvier 2008, par le ministre des Affaires étrangères, Bernard Kouchner. Il mentionnait alors une contribution annuelle de 15 millions d'euros.
Cet engagement financier réel place la France à la vingtième place, sur les 46 du classement des contributeurs. Paris est ainsi loin derrière des pays comme le Danemark (437,71 millions de dollars sur la période), l'Italie (539,39 millions de dollars), la Suède (635), la Norvège (635,53), l'Allemagne (761,59), les Pays-Bas (1,01 milliard), le Canada (1,25 milliard). La contribution des plus gros pays fournisseurs de l'aide au développement pour l'Afghanistan dépassent les deux milliards de dollars sur la période. Il s'agit du Japon (3,15 milliards), du Royaume-Uni (2,2 milliards) et évidemment des États-Unis. L'Oncle Sam a déboursé plus de 37 milliards de dollars pour le développement du pays entre 2002 et 2011, hors dépenses militaires. Au total, l'Afghanistan a reçu 56,8 milliards de dollars d'aide bilatérale.
"Une contribution relativement modeste"
Selon une note hébergée par le site de l'ambassade française à Kaboul, datant de 2008, exhumée par La Tribune, la représentation diplomatique explique qu'"avec près de 100 millions d'euros décaissés pour le financement de la reconstruction afghane depuis 2001, la France demeure à un niveau relativement modeste à l'échelle des autres donateurs internationaux (7e contributeur européen)". Interrogé sur ce montant jugé "modeste" pour l'ambassade, confirmé par les données de la Commission européenne, le ministère de l'Europe et des affaires étrangères n'était pas en capacité de répondre à nos questions, étant focalisé sur la gestion de la crise.
Pour une lecture plus précise de l'aide publique française au développement de l'Afghanistan, un autre rapport permet d'éclairer la situation. Selon un document de la Cour des comptes, la contribution tricolore à la société civile afghane, sur la période 2002-2012, s'élevait entre 500 et 600 millions d'euros. L'institution note que ce montant comprend les aides multilatérales et bilatérales cumulées. Quoi qu'il en soit, elle considère que le montant de cette enveloppe place également la France entre la "15e et 19e place des pays de l'OCDE", un classement assez proche de celui conféré au pays par les uniques aides bilatérales identifiées par le document de la Commission européenne.
Pour la période suivante, un chiffre avancé sur le site de l'ambassade française à Kaboul, qui semble prendre en compte les aides multilatérales et bilatérales, poursuit la même dynamique financière. "Le montant de l'aide française en faveur de projets de coopération s'élevait à 308 millions d'euros pour la période 2012-2016", peut-on lire.
Le Maroc, premier bénéficiaire de l'aide française au développement
Les données globales les plus récentes - qui concernent seulement l'aide bilatérale - semblent aussi maintenir les tendances de la première décennie. Selon les informations de l'OCDE, pour les exercices 2018-2019, les aides publiques au développement pour l'Afghanistan ont atteint un montant de 3,79 milliards de dollars. Ce sont encore les Etats-Unis qui sont le premier contributeur, avec 1,1 milliard de dollars, suivi par l'Union européenne (438 millions de dollars) et l'Allemagne (428 millions) et le Royaume-Uni (368 millions de dollars). La France n'apparaît pas dans le top 10 des donateurs. Sur la même période, Paris a déboursé 409 millions de dollars pour le Maroc, 403 pour la Côte d'Ivoire, 393 pour le Cameroun ou encore 172 millions de dollars pour le Viet-Nam, dixième plus important bénéficiaire des fonds français. L'Afghanistan n'apparaît pas dans ce top 10.
A Kaboul, les aides de la communauté internationale sont pour la majorité organisées et fléchées via le programme Afghanistan National Development Strategy (ANDS). Il se divise en plusieurs secteurs : éducation, santé et population, infrastructure économique, autres services et infrastructures sociales. Pour ces aides directes et indirectes, Bernard Kouchner rappelait, dans l'échange évoqué à l'assemblée, que la France était "présente dans le domaine de la santé (réhabilitation du système de transfusion sanguine, soutien à l'Institut médical français pour l'enfant [IMFE] de Kaboul), de l'agriculture, de l'éducation (soutiens aux lycées francophone de Kaboul), et dans le domaine des institutions)".
Saupoudrage
Dans un référé de la Cour des comptes publié en 2014, analysant une décennie d'aide publique française en Afghanistan (2002-2012), les magistrats notaient que "la stratégie française était relativement confuse", et que cette stratégie "fluctuante s'est traduite par le lancement de projets traditionnels visant une recherche de visibilité et d'influence et par un appui à de multiples petits projets, peu articulés avec l'action de la communauté internationale et à l'impact incertain. L'aide française n'a pas échappé à la tendance au saupoudrage." Avec en moyenne 15 millions d'euros d'aides par an, pouvait-il en être autrement ?n