Et si Poutine était le grand gagnant du coup d'Etat manqué en Turquie ?

Par Sarah Belhadi  |   |  721  mots
Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan au G20 à Saint-Pétersbourg, le 5 septembre 2013.
Le couple russo-turc se retrouve. L'ennemi d'hier est (re)devenu le meilleur allié. Neuf mois après l'épisode du bombardier russe détruit par l'aviation turque à l'origine d'une grave crise diplomatique, le président turc Recep Tayyip Erdoğan et son homologue russe Vladimir Poutine doivent se rencontrer ce mardi 9 août à Saint-Pétersbourg. Mais le contexte post-coup d'Etat manqué en Turquie pourrait jouer en faveur de Moscou. Explications.

Dans cette crise, le principe de réalité est venu supplanter les scènes de ménage spectaculaires des derniers mois. Il y a d'abord eu la lettre d'excuses d'Erdoğan, suivi d'un coup de téléphone de Poutine au lendemain de l'attaque terroriste de l'aéroport international d'Istanbul en juin, avec l'annonce de la levée des sanctions russes contre la Turquie dans le domaine touristique.

Puis, au moment même où Washington, Paris et Berlin tardent à condamner la tentative de coup d'Etat du 15 juillet, le président russe affiche tout son soutien à son homologue turc. "Le premier à avoir rassuré Erdoğan, c'est Poutine", note Bayram Balci, chercheur au Centre de recherches internationales de Sciences-Po (CERI) et spécialiste de la Turquie. Dans une interview accordée au journal Le Monde samedi 6 août, le président turc lui témoigne sa gratitude, et égratigne au passage, une nouvelle fois, l'attitude de l'Europe sur ce dossier :

"Quand M. Poutine m'a appelé pour me présenter ses condoléances, il ne m'a pas critiqué sur le nombre de militaires ou de fonctionnaires limogés. Alors que tous les Européens m'ont demandé : pourquoi tant de militaires sont en détention, pourquoi tant de fonctionnaires ont été démis ?"

Désavoué à l'ouest, amadoué à l'est ?

Après le coup d'Etat manqué, Erdoğan ne cache plus son ressenti. Au Monde, il laisse entendre qu'il n'a plus rien à attendre d'une Europe qui lui tourne le dos dans l'adversité. "C'est aux membres de l'UE d'essayer de corriger leurs relations avec la Turquie. Cela fait cinquante-trois ans que nous sommes aux portes de l'Europe. L'UE est la seule responsable et coupable. Personne d'autre que la Turquie n'a été traité de cette manière." A la détérioration des relations avec l'Europe, il faut ajouter le refroidissement entre Ankara et Washington qui n'a pas donné suite à la demande d'extradition de l'imam Fethullah Gülen, accusé par l'homme fort de Turquie d'être à l'origine du coup d'Etat.

Dans ce contexte, les retrouvailles de ce mardi à Saint-Pétersbourg sont d'autant plus symboliques, et marquent une rupture avec l'Europe. Pour le chercheur Bayram Balci, ce rapprochement est la conséquence de notre attitude et de nos erreurs de jugement, "on paye le prix de notre mauvaise politique avec la Turquie", qu'"on a abandonnée" et "marginalisée". Toutefois, il ne faut pas perdre de vue la dimension stratégique de cette rencontre entre les deux dirigeants.

Moscou a la main sur le robinet de gaz

En dépit des soubresauts des derniers mois, Ankara n'a très certainement pas abandonné son souhait de devenir un hub énergétique de premier plan. La rencontre de ce mardi pourrait rouvrir le dossier - suspendu en novembre après l'épisode de l'avion russe - du projet de gazoduc Turkish Stream reliant la Russie à la Turquie par la mer noire.

Si ce projet voit le jour, il permettra d'assurer au pays ses besoins en énergie, dont il dépend déjà très fortement (à l'heure actuelle, Moscou fournit à Ankara plus de 50% de ses besoins en gaz). Mais le Turkish Stream pourrait aussi redessiner la carte de l'énergie : les pays européens s'approvisionneraient en gaz russe via la Turquie. Et l'Union européenne a besoin de diversifier et de sécuriser son approvisionnement. Moscou, qui cherche depuis des années une route pour contourner l'Ukraine, a tout intérêt à ce que le Turkish Stream voit le jour avec son allié de circonstance.

Divergence de point de vue, convergence de méthode ?

Enfin, le Turc et le Russe savent tous deux qu'Ankara sort fragilisée par ce coup d'Etat. Dans ce contexte, alors que les relations avec les Occidentaux se dégradent, et que Erdoğan se sent de plus en plus menacé, Moscou lui offre une oreille attentive.

Certes, un contentieux géostratégique majeur demeure sur la question syrienne, avec un président russe qui apporte tout son soutien au président Bachar El Assad en Syrie. Mais en y regardant de plus près, Poutine et Erdoğan ont aussi un point commun dans le traitement de ce dossier : ils sont tous deux vivement critiqués par l'Occident, l'un pour son soutien à Bachar El Assad, l'autre pour son rôle longtemps ambigu vis-à-vis de l'Etat islamique.