"On ne sort de l'austérité budgétaire qu'en entrant dans l'austérité salariale" Patrick Artus

GRAND ENTRETIEN. Le chef économiste de Natixis publie "Discipliner la finance" (*) , où il décrit l'état de l'économie mondiale. Il analyse les divers scénarios pour éviter une crise financière qui devrait se révéler plus dure que celle de 2008.
Patrick Artus.
Patrick Artus. (Crédits : AFP)

LA TRIBUNE - Dans votre livre, vous faites la différence entre "économie réelle" et "économie financière", pouvez-vous spécifier les deux termes et leur rapport?

PATRICK ARTUS - Le secteur financier a pour rôle de transformer l'épargne en financement de l'investissement. Elle participe donc bien de l'économie réelle. Les épargnants pourraient financer directement une PME. Dans ce cas, il n'y aurait plus besoin d'un secteur financier. Ce serait en quelque sorte du « crowdfunding » en « equity ». Mais les épargnants ne se préoccupent pas de financer ceux qui en ont besoin : les Etats, les ménages, les entreprises. Il faut donc un secteur financier qui fasse de l'intermédiation. Or aujourd'hui il tend à se développer car il est de plus en plus difficile de transformer l'épargne en financement des investissements car les épargnants cherchent en priorité l'absence de risque. Dans ces conditions, ce secteur doit être capable d'absorber les chocs, car les dépôts bancaires sont des placements sans risque, et les banques, et c'est leur rôle, font des crédits risqués.

En revanche, ce qui est moins légitime, c'est le développement de la taille de cette finance lié au fait que l'on vive depuis 20 ans avec des taux d'intérêt extrêmement bas. Une situation qui devient dangereuse en raison de l'explosion du financement par la dette que ce soit pour les Etats, les entreprises ou les ménages. En effet, le financement par la dette est bien moins cher que par actions. Ainsi, en Europe, une entreprise se finance aujourd'hui à environ 2%, alors que le coût du financement en actions est évalué entre 8% et 9%. C'est ce biais là qui a accru considérablement la taille de l'intermédiation financière.

Vous dites que nous assistons à un double phénomène : une déglobalisation de l'économie réelle couplée à la poursuite de la mondialisation de la finance...

Paradoxalement, le seul endroit où il y a aujourd'hui une déglobalisation de la finance, c'est à l'intérieur de la zone euro. La mobilité des capitaux y a beaucoup baissé alors qu'on s'attendrait à constater le contraire à l'intérieur d'une même zone monétaire. En revanche, partout ailleurs, cette mobilité a augmenté. Cette interpénétration financière peut se mesurer à la taille de la dette et des actifs bruts qui ne cessent d'augmenter puisqu'on sait combien chaque pays a acheté d'actifs financiers à d'autres pays.

Du côté de la production de biens, on assiste à un mouvement de ré-régionalisation des chaînes de valeur. Au lieu de fabriquer une voiture dans 35 pays différents, on la fabrique désormais dans des usines situées dans la région où se trouvent les consommateurs. La segmentation de la production demeurera mais sur une base régionale. Les échanges intercontinentaux vont continuer à ralentir, ce qui explique que le commerce mondial progresse nettement moins vite qu'avant.

Les problèmes environnementaux participent-ils à cette démondialisation?

Je ne le crois pas. La plupart des industriels constatent la fragilité des chaînes mondiales. Quand une voiture est construite dans 35 usines différentes, le moindre problème bloque tout le processus de production. Ce fut le cas par exemple avec l'accident nucléaire de Fukushima qui a entraîné le blocage de la production mondiale des automobiles parce que les 2 usines qui fabriquaient des composants électroniques avaient dû cesser leur activité car elles étaient situées dans la zone irradiée. Et puis l'avantage en terme de coûts a partiellement disparu. Aujourd'hui, il n'est pas plus cher de fabriquer en Slovaquie qu'en Chine, et c'est plus simple. Quand à l'environnement, il est vrai que la plupart des entreprises s'auto-appliquent un prix du CO2. Mais il est relativement faible, autour de 30 à 40 euros la tonne, ce qui ne change que marginalement le coût de revient. Les derniers travaux de recherche sur le sujet estiment qu'il faudrait au moins un prix de 100 euros la tonne pour avoir de véritables choix économiques.

Certaines entreprises mettent déjà un prix de 100 euros dans leur R&D...

C'est possible, mais la majorité des entreprises ne peuvent pas justifier la baisse des coûts que cela procure sans se voir fragilisées. En outre, la tendance politique des gouvernements est d'exiger une production locale. Quand Dassault va vendre des avions aux Indiens, il faut qu'il leur promette 50% de valeur ajoutée en Inde. Il y a 20 ans, il aurait produit intégralement l'avion à Bordeaux. Regardez ce qui se passe en Chine, aux Etats-Unis, au Brésil, en France et dans toute l'Europe. Cette demande de production locale conduit à produire près du consommateur dans les zones économiques régionales, ce qui ralentit la globalisation économique. Au contraire, la globalisation financière, elle, continue, parfois violemment en raison de la circulation des capitaux, dont une part, bizarrement, est un flux continuel vers les Etats-Unis. C'est dû au rôle de monnaie de réserve que joue le dollar. Donald Trump l'a bien compris. Alors que les Etats-Unis sont au plein emploi, il s'en sert pour creuser le déficit public qui s'auto-financera grâce au rôle de monnaie de réserve du dollar. Ce choix commence à avoir des effets positifs en forçant les entreprises à faire des gains de productivité. Trump est en train de rendre plus efficaces les entreprises américaines, de maintenir une croissance annuelle de l'ordre de 3%, le tout financé par le reste du monde, à 2,45%. C'est génial. Le statut de monnaie de réserve est exploité de façon extrêmement puissante par le pays qui émet la monnaie de réserve comme le théorisait l'économiste belge Robert Triffin. Mais ce dernier ajoutait que l'étape suivante est la perte du statut de monnaie de réserve quand le pays atteint un niveau trop élevé de sa dette. Mais les Etats-Unis sont loin d'en être là.

Donc ce n'est pas tenable sur le long terme...

Aujourd'hui, la dette extérieure des Etats-Unis représente 55% du PIB, ce qui augmente le déficit cette année de 800 milliards de dollars. La question est de savoir à partir de quel moment le monde commencera à s'en inquiéter.

D'autant que cette épargne aurait dû aller vers les pays émergents...

Oui, c'est ce que l'on attend du système financier international, sauf qu'à cause du rôle de monnaie de réserve du dollar, ce n'est pas ce qui se passe. Ce flux continu d'épargne vers les Etats-Unis est alimenté aujourd'hui essentiellement par l'Europe et les pays pétroliers, et non plus par la Chine. C'est ce que l'on a appelé Bretton Woods 2. La Chine n'accumule plus de réserves de change, et, en conséquence, elle n'augmente pas ses prêts aux Américains. La deuxième caractéristique du système financier international est l'oscillation permanente des entrées et sorties des capitaux dan les économies émergentes. Quand le monde est optimiste, il leur prête, ce qui améliore le fonctionnement de leurs économies car ils se financent à des taux d'intérêt plus bas. Quand le monde devient pessimiste, les capitaux fuient, les monnaies se déprécient, les taux d'intérêt montent suivis de récessions. Ce mouvement apparaît tous les 3 à 4 ans depuis 20 ans.

Evidemment, la taille de la finance joue un rôle primordial, puisque plus elle est grosse, plus les capitaux qui entrent et sortent des émergents sont importants. Cette situation est détestable, car l'épargne du monde devrait s'investir dans les pays qui en ont le plus besoin, c'est-à-dire les plus pauvres, et non aux Etats-Unis. Surtout, elle ne devrait pas osciller vis-à-vis des émergents, car cette instabilité fragilise ces économies, qui subissent un cycle permanent d'entrées et sorties des capitaux.

Pour y remédier, vous préconisez dans votre livre leur contrôle?

Oui, d'ailleurs, sur ce point le "mea culpa" du FMI est étonnant. L'institution, adepte du "consensus de Washington", a toujours défendu farouchement la libre circulation des capitaux. De fait, les pays de l'OCDE n'ont pas le droit d'imposer un tel contrôle, ou alors il faudrait changer le statut de l'OCDE. C'est logique puisque le but est d'orienter l'épargne du monde vers où elle peut être utilisée de façon la plus efficace. Il serait donc préférable d'opter pour un autre système monétaire, une réflexion qui rappelle d'ailleurs le débat qu'il y a eu dans les années 1970. A l'époque, une controverse opposait Milton Friedman et Rudiger Dornbush sur le fait de savoir si les taux de change flexibles ne conduisaient pas à une volatilité excessive des flux de capitaux et des taux de change. Pour Friedman, la flexibilité des taux de change était efficace car des taux de change fixes assujettissent les politiques monétaires à maintenir la stabilité des taux de change. Ce à quoi Rudiger Dornbush répondait : oui, le raisonnement est correct, mais la flexibilité des taux de change et la libre circulation des capitaux vont conduire à une importante volatilité des taux de changes qui sera destructrice pour les économies. Or aujourd'hui face à la position dominante de Friedmann, les arguments de Dornbush, avancés il y a 45 ans, reviennent en force. Même le FMI affirme que limiter la circulation des capitaux à court terme peut être nécessaire et utile pour les pays émergents. Quand aux pays de l'OCDE, ce n'est pas un problème en raison de flux de capitaux qui ne sont pas importants.

Mais la Chine applique cette politique...

Oui, depuis toujours, sauf entre 2014 et 2016. Ce fut une catastrophe qui s'est soldée par une hémorragie de capitaux et l'effondrement du Renminbi. Elle y est revenue en 2017, et s'en porte très bien, en faisant le tri entre les capitaux qui s'investissent sur le long terme et ceux qui ne font que spéculer.

Sauf qu'un telle politique empêche le renminbi de devenir une monnaie internationale?

Les Chinois en débattent. Il y a deux arguments : le premier est que le renminbi devienne une monnaie utilisée dans les échanges commerciaux. C'est déjà le cas aujourd'hui puisque l'essentiel des échanges commerciaux avec la Chine se fait en renminbi. Les Chinois ont dé-dollarisé leur commerce extérieur. Ensuite, il y a la question de savoir si leur monnaie doit devenir une monnaie de réserve. Sur ce point, les Chinois sont partagés. Certes, ils voient bien que la puissance d'une monnaie, à l'exemple du dollar, permet aux Etats-Unis d'internationaliser leur droit. Mais, d'un autre côté, ce statut de monnaie de réserve impose des contraintes colossales car le pays émetteur doit alimenter correctement le monde en liquidités. Ce qui pèse sur la balance courante. Normalement, un pays qui émet une monnaie de réserve a un déficit extérieur, sinon il n'a pas de dette extérieure, et s'il n'a pas de dette extérieure en renminbi, personne ne peut avoir de renminbi. Il faut que ce pays accepte donc de faire des lignes de swap avec les autres banques centrales pour les alimenter dans sa monnaie au cas où il y aurait un problème de liquidités. C'est ce qu'a fait la Réserve fédérale pendant la crise de 2008 parce qu'elle dispose d'un réseau dit de swaps avec toutes les banques centrales du monde. Si dans un pays une banque commerciale a un problème d'accès au dollar, cela se résout par un swap avec la banque centrale du pays, qui peut ensuite prêter des dollars à la banque. Le problème pour Pékin est que dans ce cas des banques non chinoises pourrait créer des renminbi en octroyant des crédits en devise chinoise. Une perspective à laquelle de nombreux responsables chinois sont hostiles, qui y voient un risque de grave instabilité financière. Xi Jinping, lui, semble favorable à une internationalisation de la devise en raison de l'argument de puissance.

Aujourd'hui, seuls l'euro et le renminbi peuvent être des alternatives au dollar?

Le problème pour l'euro est qu'il n'existe pas de dette de la zone euro mais des dettes des pays membres, qui n'ont pas la même notation ni la même liquidité. Le seul émetteur de dette en euros est la Banque européenne d'investissement (BEI), mais les montants ne sont pas suffisamment importants. Pour la Chine, le problème est qu'il n'y a pas de marché financier d'actifs en renminbi qui puisse satisfaire une demande internationale en raison de marchés trop petits, entièrement détenus par des Chinois qui ont un taux d'épargne énorme et achètent tout ce qui est émis. Il n'y a rien pour les non résidents. Aujourd'hui, le dollar n'est donc pas menacé.

Que faudrait-il faire pour mettre un terme à la suprématie du billet vert ?

Les Européens devraient émettre des eurobonds pour qu'il y ait une dette de la zone euro, qui serait sûrement très demandée. Quand aux Chinois, il faudrait qu'ils acceptent de passer d'un financement bancaire de leur économie à un financement via les marchés financiers pour augmenter un stock d'actifs qui pourrait servir de base à une monnaie de réserve. Pour le moment, il n'y a pas de substitut au dollar, ce qui soit dit en passant ôte une cause possible de crise de l'économie mondiale car si le billet vert ne jouait plus le rôle de monnaie de réserve, les Etats-Unis devrait réduire leur déficit extérieur et rembourser leur dette extérieure, comme les Anglais ont dû le faire après la première guerre mondiale.

Donc Trump n'est pas un génie, il profite seulement de la force du statut du dollar?

C'est un génie au sens où il profite davantage que ses prédécesseurs de sa capacité à financer auprès des non résidents des déficits colossaux à des taux d'intérêt très faibles.

Le monde n'a donc pas intérêt à une compétition entre monnaies de réserve?

Tant que l'on ne discipline pas les Etats-Unis, non, qu'il y ait des présidents nationalistes ou pas. Le jour où cela craquera, ce sera pire parce que la dette extérieure des Etats-Unis sera encore plus énorme. Pour le moment, on est à 55% du PIB. Si la dette extérieure des Etats-Unis devient colossale, un craquement se traduira par une crise épouvantable.

Ne pourrait-on pas utiliser les DTS (droits de tirage spéciaux sont un panier de devises comprenant le dollar, le yen, l'euro, le renminbi, institués par le FMI) ?

C'est une plaisanterie, car aujourd'hui les monnaies sont privées. Il faut rappeler qu'à l'époque de la création des DTS dans les années 1970, il n'y avait pas de flux de capitaux du secteur privé, les seuls flux de capitaux internationaux étaient publics, on pouvait donc avoir une monnaie publique. Aujourd'hui, elles sont privées. Quand Saint-Gobain construit des usines à l'étranger, il achète des dollars pas des DTS.

Et que pensez-vous de l'essor des crypto-monnaies de type Bitcoin?

Je n'y crois pas du tout. Par construction, ces modèles ont une offre limitée puisqu'elle est plafonnée, ce qui pose déjà un problème de ressources. A cause de cette limitation, les chocs que ces monnaies subissent conduisent à des ajustements violents par le prix, qui mèneront à terme à leur disparition. Le cours du Bitcoin est passé en quelques mois d'un rapport de 1 à 5. Ce n'est que de la pure spéculation. Une vraie monnaie implique une gestion de son offre. Si la demande pour la monnaie augmente, la Banque centrale en offre davantage pour stabiliser ses taux d'intérêt qui sont le prix de la monnaie. C'est pour cette raison que l'étalon-or a disparu, car à cause de son offre quasi-fixe, les chocs de demande se transformaient en chocs de prix, ce qui décourageait sa détention par les investisseurs.

Dans votre livre, vous dites qu'une remontée des taux par les banques centrales déclencherait une nouvelle crise, pourquoi ?

C'est le problème central qui se trouve aujourd'hui au cœur des débats, comme on le voit aujourd'hui avec l'intervention d'Olivier Blanchard ou encore avec la théorie monétaire moderne (TMM), notamment défendue par l'économiste américaine Stéphanie Kelton. En fait, il y a deux versions de la TMM. Olivier Blanchard estime que les taux d'intérêt réels vont rester durablement bas pour des raisons structurelles, en particulier l'excès d'épargne mondiale,. En gros, c'est la déflation. Selon lui, il faut en profiter pour émettre de la dette publique et réaliser tous les investissements publics que l'on n'a pas pu faire jusqu'à présent à cause de taux d'intérêt réels plus élevés et de la rareté de l'épargne. Cela permettra de financer des projets intelligents, en particulier dans les énergies renouvelables, l'éducation, les nouvelles entreprises...

Comme les 1000 milliards d'euros du programme de Pierre Larrouturou pour le climat?

Oui, mais il y autant de besoins dans l'éducation, dans la formation professionnelle... La thèse MMT défendue par Stéphanie Kelton, mais aussi par Dan Rodrick, préconise que les banques centrales s'engagent à ne jamais laisser remonter les taux d'intérêt. Les déficits publics créés pour investir sont financés par la création monétaire des banques de telle sorte que les taux d'intérêt restent très bas. Néanmoins, ce n'est ni moderne, ni théorique, ça s'appelle le Japon, qui le fait depuis 25 ans. Le cas est intéressant puisqu'il ne s'est produit aucun krach financier majeur durant ces 25 ans où l'accumulation de la dette a atteint 240% du PIB avec des taux d'intérêt à zéro. Certes, c'est un cas particulier car le nationalisme financier fait qu'un Japonais n'achètera jamais autre chose qu'une obligation d'Etat japonais. Malgré un taux d'intérêt à 0%, les Japonais conservent leur épargne au Japon. S'ils étaient Argentins, ils auraient déjà placé tout leur argent à l'étranger. L'expérimentation est donc biaisée.

Ce débat s'est politisé aux États-Unis...

Oui, la polémique oppose Summers et Krugman, démocrates de gauche, à Kelton, conseillère économique de Bernie Sanders. Les premiers disent que l'on ne peut créer impunément de la monnaie jusqu'à la fin des temps sans qu'il y ait de l'inflation et des bulles spéculatives qui déboucheront sur des crises. Summers a même publié un article dans le Washington Post pour dire que la TMM est la voie qui mène en enfer ! Ils n'ont pas tort, mais je trouve intéressant l'argument de Blanchard : si les Etats ont des investissements intelligents en retard à faire, et si cela s'accompagne d'une politique macro-prudentielle, un point important rarement évoqué dont je parle longuement dans mon livre, cela mérite d'y réfléchir sérieusement. Les banques centrales devraient dire clairement que les taux d'intérêt sont à zéro parce qu'il faut sortir de la déflation liée à l'excès d'épargne. Ce qui peut se faire sans danger si l'on a recours à des mesures macro-prudentielles qui limitent l'excès de dettes, de bulles, etc. Trois pays utilisent activement le macro-prudentiel : le Canada, la Suisse et la Chine où il y a une vraie régulation du crédit, en particulier sur l'immobilier. Au contraire, en France, le comité de la stabilité financière présidé par le gouverneur de la Banque de France décide de monter de 50 points de base les fonds propres des banques en disant qu'il y a trop de crédits. Et le même publie le lendemain un communiqué disant: rassurez-vous ces 50 points de base n'auront aucun effet sur la distribution de prêts bancaires.

Visiblement, ils se montrent prudents...

En tous les cas, la question se pose d'utiliser davantage aujourd'hui la politique budgétaire dans un monde où les taux d'intérêt sont très bas. La réponse est oui si les taux d'intérêt ne remontent jamais. Or ce qui les fait baisser c'est l'absence d'inflation due à l'austérité salariale. Car on ne sort de l'austérité budgétaire qu'en rentrant dans l'austérité salariale. C'est un choix qui mérite une approche plus démocratique : préférez-vous des salaires stables avec des taux d'intérêt bas, ou des augmentations salariales avec taux d'intérêt plus élevés ? Aujourd'hui, ceux qui veulent des politiques budgétaires plus actives supposent implicitement qu'il n'y aura pas de changement dans le fonctionnement des marchés du travail : hausses de salaire faibles et taux d'intérêt bas. Or c'est oublier un peu rapidement que le fonctionnement du marché du travail relève de choix politiques. C'est la limite des idées de Kelton. Si Sanders devenait le prochain président des Etats-Unis, il augmenterait de 40% le salaire minimum, ce qui créerait de l'inflation et ferait monter les taux d'intérêt, sans que la Réserve fédérale ne puisse l'empêcher. En fait, il est assez clair qu'on ne peut pas sortir à la fois de l'austérité budgétaire et de l'austérité salariale. C'est le mérite des Etats-Unis de poser ce débat qui est inexistant en Europe.

Le mouvement des Gilets jaunes ne le pose-t-il pas à sa façon ?

Oui mais indirectement ! Les Gilets jaunes demandaient des hausses de salaires, Macron leur a proposé des déficits publics auxquels ils sont indifférents. Mais ce débat austérité budgétaire versus austérité salariale est légitime. Même si en tant qu'économiste je recommande de baisser le Smic et d'augmenter la prime d'activité, ce qui se justifie d'un point de vue macroéconomique car cela créerait des emplois en baissant le coût du travail pour les moins qualifiés, je comprends aussi que l'on préfère au nom de la dignité humaine être payé convenablement par son employeur qu'être subventionné par l'Etat. Or Emmanuel Macron semble dire qu'on ne règle pas forcément le problème politique consistant à lâcher l'austérité salariale en abandonnant l'austérité budgétaire.

Quels effets va avoir la décision de laisser filer le déficit public?

Cela dépend de plusieurs facteurs. Pour que cela ne marche pas, il faudrait que les Français décident d'épargner et de ne pas consommer l'argent qu'ils reçoivent. A court terme, ce peut être le cas. On a vu le livret A qui n'a jamais collecté autant d'argent, certes, ce n'est que sur un mois. Mais comme cela concerne des personnes percevant des revenus relativement bas, il me semble improbable que ce soit épargné. Ensuite, ces montants peuvent être dépensés uniquement en produits importés, car le problème d'offre en France n'a pas été réglé. On a toujours une proportion marginale importée de l'ordre de 50%, si ce n'est 60%, ce qui va entraîner une forte déperdition de cette relance en import. Il restera seulement 40% en PIB. Résultat, on fait surtout travailler les pays voisins. Enfin, s'agit-il simplement de faire de la cavalerie sur des réformes qui vont marcher et apporteront à terme un supplément de productivité et de croissance. Dans ce cas, on ne fait que distribuer à l'avance un futur revenu. La catastrophe serait évidemment d'avoir une dépense qui profite aux importations et non au PIB, conjuguée à des réformes qui ne marchent pas, donc sans futurs revenus, obligeant à rembourser un déficit public, qui n'aura même pas contribuer au PIB à court terme. C'est un vrai risque, et Macron fait là un pari.

Cela signifie qu'il est persuadé que les taux resteront bas?

Oui, mais cela reste un pari. Cela dit, face à l'importante contestation dont il est l'objet, il a eu raison de creuser le déficit public plutôt que d'augmenter les salaires pour donner de l'argent aux Français, précisément en raison des taux bas.

Les Gilets jaunes ont donc raison de poursuivre leur mouvement, qui représente la plus longue crise sociale depuis 1968?

En 1968, les gens avaient obtenu une semaine de congés payés et une revalorisation du smic. Certes, l'économie n'était pas la même, et pour négocier il y avait la CGT. J'avais suggéré dans une analyse qui m'a valu beaucoup de courrier de lecteurs que si l'on veut de l'inflation, il faut une CGT et un parti communiste français forts.

Vous oubliez Jean-Luc Mélenchon?

Non, Mélenchon ne prétend nullement représenter la classe ouvrière.

Mais il pourrait être l'homme de l'inflation...

J'en doute par contre si un démocrate de gauche remporte la présidentielle aux Etats-Unis et si le Labour gagne les élections en Angleterre, la politique en matière de marché du travail changera. Si Marine Le Pen gagne les élections en 2022, et si j'ai bien lu le programme du RN, le Smic montera à 1800 euros, et on aura 15% d'inflation l'année suivante. Dans son analyse, Olivier Blanchard n'évoque pas l'inflation, il considère qu'il n'y a pas de politique monétaire puisqu'il n'y a pas d'inflation. Selon lui, les taux d'équilibre sont bas parce qu'il y a trop d'épargne dans le monde. Si un pays mène une politique de forte croissance des salaires, les taux d'intérêt s'envoleront dans ce pays, même s'il y a un excès d'épargne dans le monde. C'est la raison pour laquelle les gouvernements redoutent un retour à des modes plus conflictuels des marchés du travail offrant davantage de pouvoir de négociation aux salariés. La TMM, elle, suppose que même si il y a de l'inflation, la banque centrale ne laissera pas les taux monter. C'est techniquement possible, en achetant toutes les obligations qui se présentent. Mais les banques centrales accepteraient-elles de le faire ? Ce n'est pas sûr.

D'autant que la combativité des salariés est faible en France...

En effet, le taux de syndicalisation est très bas dans les entreprises. Et il vaut mieux travailler chez Total que chez Starbucks. Les multinationales, c'est petit en réalité. Il y a 30 ans, la négociation des salaires dans les grandes entreprises, par exemple chez Renault ou chez General Motors, avait un pouvoir directeur qui se répercutait sur l'ensemble du marché du travail. Aujourd'hui, si Total octroie une augmentation salariale de 3%, cela n'a aucun effet sur les salaires des autres entreprises.

Après le Brexit et l'élection de Trump, les Gilets jaunes en France n'expriment-ils pas, dix ans après la crise financière, un point d'inflexion du système économique?

On a le sentiment un peu confus que ça va craquer, car tout le monde fait comme si les taux n'allaient jamais remonter. Si c'est faux, attention au désastre ! En outre, il y a la bipolarisation des marchés du travail : les emplois intermédiaires disparaissent au profit d'un petit nombre d'emplois haut de gamme et d'un très grand nombre d'emplois bas de gamme. Le malaise social vient de la disparition de l'ascenseur social, que représentaient ces emplois intermédiaires. On est au début d'une nouvelle vague qui va être terrible pour certaines industries, en particulier l'industrie automobile, où l'on s'attend à un véritable bain de sang, avec le passage à la voiture électrique qui va transférer un tiers de la valeur ajoutée des voiture d'Europe de l'est vers l'Asie. Les batteries sont produites en Asie, les moteurs en Europe de l'est...

À moins qu'on ne produise ces batteries en Europe...

C'est trop tard, les Chinois ont installé leur filière depuis 20 ans. Et fabriquer des batteries électriques, c'est aussi maîtriser l'approvisionnement en lithium, cobalt, terres rares... Depuis le début de la globalisation réelle il y a 20 ans, la désindustrialisation dans les pays développés, à l'exception de l'Allemagne, a favorisé la transformation d'emplois industriels en emplois de services protégés dont le salaire moyen est la moitié de celui dans l'industrie. En France, il passe de 60.000 euros à 30.000 euros.

Cela joue un rôle majeur dans les crises sociales. Dans les pays de l'OCDE, nous sommes au début d'une période où la capacité à créer des emplois au Smic est considérable. En France, il manque 23.000 chauffeurs de camions, 100.000 agents de sécurité, 30.000 nourrices, des dizaines de milliers d'aides soignantes, tous payés à un salaire équivalent ou à peine supérieur au smic.

La disparition d'une aristocratie de la classe ouvrière, qui était la base des syndicats, est une menace sociale qui se conjugue avec la menace du risque financier. Dans les pays émergents, ce risque dure depuis 20 ans. Pour eux, la crise financière est déjà là, en raison de cette oscillation d'entrée et sorties des capitaux que nous avons déjà évoqué. De fait, la moitié du monde est en crise financière chronique. Quand aux pays de l'OCDE, c'est la crise sociale qui les menace.

Dans votre ouvrage, vous considérez que nous vivons une période d'intensification des crises...

Oui car plus la finance est importante plus les crises sont violentes. Cela se vérifie bien empiriquement : durant les années 1970, 1980, 1990, les chocs de l'économie réelle causaient les chocs financiers. Mais depuis la moitié des années 1990, et surout depuis les années 2000, ce sont les chocs financiers qui causent les chocs de l'économie réelle. Et plus les flux de capitaux qui se déplacent d'un pays à un autre sont importants, plus les chocs sont violents. La prochaine crise sera donc pire que la précédente.

Faut-il réguler plus strictement la finance ?

Pour les banques, c'est fait. Pour les flux de capitaux, ce n'est pas compliqué. Je suis fasciné par le fait qu'on redécouvre l'eau chaude. Dans les années 1970, les Chiliens avaient mis en place un contrôle des capitaux qui marchait assez bien. Si vous achetez une action pour la revendre demain vous payez une grosse taxe, et si vous la revendez dans 5 ans vous ne payez rien. C'est assez facile de prendre une mesure intelligente qui marche. De plus en plus de pays émergents y réfléchissent. Regardez le Brésil, comment pouvez-vous survivre avec un real à 2,3 dollars en 2012, qui monte ensuite à 4,6 dollars puis redescend à 3 dollars puis remonte à 3,8 dollars. Une telle situation ne peut pas se perpétuer.

Il y a aussi le shadow banking ?

Je ne suis pas sûr qu'il y ait grand chose à réguler. Le rapport du Financial Stability Board qui scrute le shadow banking à la loupe conclut qu'il n'est pas très dangereux. Car ce qui pèse le plus dans le shadow banking, c'est l'assurance-vie et les OPCVM, des produits plutôt hyper-régulés. Considérer, comme le font certaines critiques, qu'une sicav parce que luxembourgeoise est du shadow banking non régulé est faux. Même au Luxembourg, c'est hyper-régulé, la Sicav doit déclarer tout ce qu'elle a dans son portefeuille tout le temps.

Y a-t-il d'autres risques ?

Oui, celui de liquidité. Les épargnants et les investisseurs cherchant du rendement se tournent vers les actifs illiquides, que l'on baptise aujourd'hui de "RIO Assets". On y compte l'immobilier, les infrastructures, les énergies renouvelables, les champs d'éoliennes, les pipelines, le private equitiy, etc. qui offrent des rendements allant de 4% à 7%. Le problème est que certains intermédiaires financiers réalisent des investissements illiquides  tout en promettant une liquidité parfaite à leurs clients. Or si ces derniers s'en vont, l'intermédiaire qui ne peut pas vendre son actif illiquide pour les rembourser fera faillite. Car si vous avez un champ d'éoliennes, vous l'avez pour 20 ans, car il sera difficile de trouver un acheteur.

Cela représente-t-il une part importante du secteur financier?

Le flux de capitaux qui s'investit dans ces actifs illiquides grossit en permanence, à tel point que cela devient presque la totalité des nouveaux flux. Car qui veut acheter du Bund à 0%, qui est à - 7 points de base au moment où l'on parle. Il faut donc réguler, au moins sous la forme d'une obligation de déclaration du risque de liquidité. Aujourd'hui, un fonds n'est pas tenu de donner à ses clients la liquidité de son actif.

Cette régulation a été faite sur l'assurance-vie en France...

Oui, avec la clause qui s'applique prévue dans la loi Pacte. Mais dans la finance, les investisseurs veulent à tout prix de la liquidité. C'est étrange, car cela n'a aucun sens d'acheter des actions pour les revendre dans la seconde suivante. Une action est une part d'une entreprise, on n'achète pas une entreprise pour une seconde !

C'est ce qui existe déjà par exemple avec le PEA, ou un abattement sur les actions au bout d'un certain temps de détention?

En France oui, mais ce n'est pas le cas au niveau global. Les fonds de pension anglo-saxons achètent des actifs réels sans dire à leurs clients que la part d'actifs illiquides s'accroît dans leur portefeuille. Tant qu'il n'y a pas de crise, c'est parfait. Je rappelle que la crise des subprimes est venue de là. Les véhicules de titrisation se finançaient à 3 mois, tout en ayant acheté des crédits à 30 ans. Quand les gérants n'ont pas pu rouler leurs positions à 3 mois, ils n'on pas pu vendre leurs crédits à 30 ans, et les ont rendus aux banques qui ont mis dans leurs bilans des actifs dont la valeur avait chuté de 60%. La crise des subprimes a été une crise de liquidité qui s'est rapidement transformée en crise de solvabilité. Le risque de liquidité est donc un vrai sujet de préoccupation.

Est-ce que ce n'est pas ce qui caractérise les crises?

Pas forcément, la crise financière de 2000 est avant tout due aux investisseurs qui considéraient qu'il y avait un problème avec des actions américaines qui sur le Nasdaq avaient un PER de 50. Il a suffi que l'un deux dise qu'il vendait tout pour déclencher la crise. Ce n'était pas une crise de liquidités, mais l'explosion d'une bulle.

Propos recueillis par Robert Jules et Philippe Mabille

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(*) "Discipliner la finance", Éditions Odile Jacob, 196 pages, 21,90 euros.

Commentaires 14
à écrit le 06/07/2019 à 14:05
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IL devrait essayer l'austérité pondérale Patrick astuce ! Il a des marges de manoeuvres. le luxe se porte à merveille, comme jamais ! La BCE et toutes les banques centrales appauvrissent les deja pauvres et enrichissent les deja riches.

le 07/07/2019 à 15:03
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Que de fadaises et d idees reçues !!!!

à écrit le 06/07/2019 à 12:12
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Voilà qui devrait encourager Macron à laisser filer le déficit l'austérité salariale sur le fonds il aime bien malgré ses discours trompeurs (mais ça c'est son fonds de commerce: des bonnes paroles et des actes qui les démentent!)!

à écrit le 06/07/2019 à 11:32
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Il ressemble quand même vachement à Lombard ce mec non ? Quand est-ce que l'on se débarrasse de tout ces dirigeants incompétents mais tellement obéissants que placés à de multiples postes à responsabilité ?

le 07/07/2019 à 14:01
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Quand est-ce que l on se débarrasse de commentaires niais et creux

à écrit le 05/07/2019 à 17:16
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Il existe des crises programmées et des crises non programmées et le mélange des deux : donne «  notre réalité la maintenant. La crise non programmées est une réponse aux crises programmées donc pour revenir à la normale , il faut détricoter à sens ...

à écrit le 05/07/2019 à 16:33
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A lire les premiers chapitres de l'artcle de Patrick Artus, tu as vite fait de sortir de la page, pour le tas d'inepsies de cet "économiste". qui dit : "les placements bancaires sont sans risques" !!!! FAUX aux USA, plus de 200 banques en 2.008 ont f...

à écrit le 05/07/2019 à 15:59
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Cet économiste de Natixis dépasse les bornes!. L'austérité salariale est là depuis 2009 et elle est à la base même de la crise des GJ.Et Artus veut encore plus d'austérité!.Ce type est hors sol,complètement en dehors de la réalité.

à écrit le 05/07/2019 à 14:54
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Il n'a pas une tête à avoir connu l'austerité salariale dans sa carrière notre peace and love de 67ans.

à écrit le 05/07/2019 à 13:33
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Un PER de 50! Et il n'y en a eu qu'un pour voir qu'il y avait une bulle et décider de vendre avant la catastrophe. Ne dit-on pas que les arbres ne montent pas jusqu'au ciel?

à écrit le 05/07/2019 à 10:55
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Tout à fait d'accord; qu'il commence donc, à titre de démonstration, par diviser ses revenus par deux.

à écrit le 05/07/2019 à 9:41
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"La question est de savoir à partir de quel moment le monde commencera à s'en inquiéter." N'importe quoi, nous savons tous que la finance mondiale dépend des états unis qui a créé les règles du capitalisme mondial, de ce fait si les états unis de...

à écrit le 05/07/2019 à 9:27
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Comme c'est facile!! On choisit un dogme et l'on crée sa "base" a coup de réforme! Le principe antérieur était de construire une base solide a coup d'adaptation en finissant par un chapeau de protection! L'équivalence est, la création d'un besoin...

à écrit le 05/07/2019 à 8:45
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On arrête l'austérité budgétaire en supprimant les évasions fiscales, les niches fiscales et autres subventions qui vont directement dans les poches des actionnaires. Il existe aujourd'hui aux USA un mouvement des plus riches qui sont suffisamment in...

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