"Un Grexit serait un danger pour un système financier à la limite de l'équilibre" (JL Mélenchon)

Par Jean-Christophe Chanut et Romaric Godin  |   |  2173  mots
"le Parti socialiste est un astre mort. Mais le point d'implosion ne sera pas atteint avant plusieurs mois encore"
Dans un entretien exclusif pour La Tribune, Jean-Luc Mélenchon se livre à un vaste tour d'horizon de l'actualité. Le leader du Parti de gauche donne son sentiment sur la crise grecque et salue Alexis Tsipras pour son combat contre "l'ordolibéralisme". Il alerte sur les dangers qu'un "Grexit" ferait courir pour tous, y compris la France. Il considère le Parti socialiste comme un "astre mort" et continue de prôner l'émergence d'un mouvement citoyen. Le député européen dénonce également le "système" qui fait le lit du Front National en "ethnicisant" les débats.

La Tribune - Comment avez-vous réagi à l'annonce d'un référendum en Grèce sur les propositions des créanciers ?

Jean-Luc Mélenchon - C'est un renversement majeur de perspective en Europe. Avec ce référendum, Alexis Tsipras affirme qu'aucun domaine n'échappe à l'action politique. C'est ainsi la négation de l'ordolibéralisme dominant. Lorsque Jean-Claude Juncker annonce qu'il n'y a « pas de vote démocratique possible contre les traités », c'est un mot d'une portée terrifiante : il affirme qu'il existerait un ordre immuable et non négociable. Dans le bras de fer terrible qui s'est mis en place entre la Grèce et ses créanciers, l'enjeu principal a été de savoir si l'on pouvait placer les droits humains au-dessus des droits de la rente.

Comment analysez-vous la stratégie adoptée par Alexis Tsipras ?

Les faiblesses de sa position tiennent d'abord au bourrage de crâne mis en place par cinq ans de propagande où l'on veut faire croire que "les Grecs veulent continuer la fête" comme a osé le dire le Premier ministre de Lituanie ! Mais il y a aussi la taille de la Grèce dans la zone euro : elle ne compte que pour 2 % du PIB ! Enfin, il y a la difficulté de construire rapidement une stratégie alternative en s'appuyant sur les BRICS. Il ne peut donc pas tout obtenir d'un coup. J'ai toujours critiqué la position maximaliste qui appelait dès le début à la rupture. Mais, le rapport de forces n'est pas défavorable à la Grèce, parce que le débiteur est toujours plus fort que le créancier. J'en profite pour souligner que les 2.000 milliards d'euros de dettes de la France sont notre principale force, précisément.

Du côté des créanciers, leur principale faiblesse, c'est qu'ils croient à leur propre propagande. Ils considèrent par essence que le peuple peut être mystifié sans risque. Leurs convictions économiques croient répondre sagement à des lois de la nature. Ils se sont donc persuadés que, dans ce bras de fer, Alexis Tsipras allait finir par céder. Mais comme il n'a pas cédé, ils se sont embarqués eux-mêmes vers le point de rupture qu'Alexis Tsipras a décidé de trancher en faisant appel au peuple. En réalité, cet aveuglement les a menés dans une impasse dangereuse pour eux-mêmes ! On pouvait dénouer la question par un simple jeu d'écriture puisque la BCE détient sous la forme des intérêts des obligations grecques qu'elle contient dans son bilan l'équivalent de la créance de juin du FMI. Sous pression allemande, l'Eurogroupe a décidé d'aller vers l'épreuve de force, au risque de provoquer une pagaille de taille mondiale. C'est une monstrueuse bêtise !


Le Grexit serait, selon vous, une catastrophe ?


- En cas de Grexit, les titres de la dette grecque perdront toute valeur, les créanciers publics qui représentent 80 % du total, dont la France, devront prendre les pertes. La dette de la France augmentera de 40 milliards d'euros. Quant aux créanciers privés, il y a un vrai risque de contamination, notamment via les produits d'assurance qui sont basés sur la dette grecque. Il n'est pas vrai que le risque est sous contrôle. Nous sommes dans un système financier que l'on appelle en physique métastable, c'est-à-dire un système qui est toujours à la limite de l'équilibre, à la merci du moindre effet papillon, comme lors de la crise des subprimes de 2007. L'impact d'un changement des frontières de l'euro ne peut être nul ! Tout ça pour 1,5 milliard d'euros de dette au FMI !

Quel est le lien entre le phénomène Syriza et les autres mouvements que l'on voit en Europe ?

Il y a une incompréhension de cette nouvelle gauche qu'incarne Alexis Tsipras et que les médias baptisent « gauche radicale. » Elle correspond au mouvement que j'ai appelé le « retour des peuples. » Elle se caractérise par une fragilisation de la classe moyenne qui est une classe éduquée et qui se définit par son mode de consommation. Elle réagit à la déchéance de sa capacité à consommer et exige une prise de décision cohérente. Il s'en suit un dégoût et un rejet du système politique. C'est ce qui s'est passé dans les années 1990 en Amérique latine. Cette réaction commence partout par une forte abstention, puis elle se cristallise dans des mouvements politiques. En Europe, la réaction est différente. Dans les pays du sud qui ont connu une dictature fasciste récente comme l'Espagne et la Grèce, se mouvement conduit à un renforcement de la gauche. Le France est une exception, mais c'est une exception volatile, réversible. En Europe de l'Est, ceci se caractérise au contraire par un rejet complet de toute forme de socialisme, y compris par les sociaux-démocrates qui sont souvent issus de l'ancienne aile dure des partis uniques. Dans ces pays, la gauche n'existe plus, ou seulement à l'état de traces. Restent ensuite les pays du cœur de la vieille « Europe de l'ouest». L'Europe des Six, qui constituent le « cœur » de l'Europe ont vécu dans un compromis entre capital et travail plutôt favorable au travail en raison de la peur de l'ogre rouge voisin !!!! Et dans ce cas, il faut examiner les situations au cas par cas.

En Italie, par exemple, la gauche non sociale-démocrate a pratiquement disparu...

L'Italie est un laboratoire intéressant et très proche de la France. La gauche traditionnelle n'y existe plus. L'ancien parti communiste, un des plus puissants d'Europe, s'est transformé en quasi parti démocrate-chrétien après sa reprise en main par Matteo Renzi, ancien de la DC. De son côté la gauche « radicale » a défendu un programme sans accepter la fonction tribunicienne qui doit l'accompagner. En février 2013, lors des législatives, le candidat de la gauche était un juge anti-mafia peu charismatique, Pietro Ingrao. Il avait constitué une belle coalition, mais il a refusé, comme je le lui conseillais de « monter sur la table. » A la question inévitable d'un journaliste sur une possible alliance avec le Parti démocrate, il a répondu par des « si » très intelligents, mais qui ont brisé net l'élan. En quelques jours, ses intentions de vote sont passées de 7 % à 2 %. Beppe Grillo, lui, en a profité. Il a capté tout le désarmement idéologique de la gauche.

Ce cas fait penser au PCF en France qui est contraint, par le système électoral français, à s'allier avec le PS pour conserver des élus. Cela signifie-t-il que vous devez briser votre alliance avec le PCF ?


Je crois qu'il faut essayer de convaincre tout le monde. Je préfère faire des additions à des soustractions. Mais pas à n'importe quel prix ! La construction d'une alternative passe forcément par une période où l'on conforte un socle, même sans élus, et où l'on fait preuve de patience et d'opiniâtreté. Et où l'on assume la fonction tribunicienne. Entrer dans des exécutifs, c'est accepter l'austérité. Il faut donc se tenir à distance des délices du pouvoir. J'en veux pour preuve la situation au conseil de Paris où notre seule élue, Danielle Simonet, agit plus et a plus d'audience que les treize élus accordés au Parti communiste par le PS qui avaient fait campagne contre elle.

C'est aussi le cas de Syriza ?

Syriza est le fruit d'un travail de quinze ans de combat politique pendant lesquels il y a eu bien des scissions opportunistes. Lorsque la société grecque s'est effondrée, Syriza a donc pu être un recours. Mais voyez la capacité de résistance de l'ordre établi : les forces pro-austérité ont encore obtenu près de 40 % des voix...

Faites-vous un parallèle entre Podemos en Espagne et Syriza ?

Ce sont deux mouvements distincts. Syriza appartient au mouvement de coalition mis en place à gauche depuis les années 2000, comme en Allemagne avec Die Linke, en France avec le Front de gauche ou Izquierda Unida (IU) en Espagne. Ce mouvement a débouché en Allemagne et en Grèce sur la formation de vrais partis, pas en Espagne et en France où il y a eu un refus de cette fusion de la part des anciens partis communistes. C'est du refus de l'hégémonie du PC espagnol sur IU qu'est né Podemos. Son leader Pablo Iglesias est un ancien d'IU qui a décidé de rompre avec cette coalition électorale pour mener une opposition frontale face à ce qu'il appelle la « caste. » Mais il y a un point commun avec Syriza, c'est précisément ce rejet des élites politiques et des partis traditionnels.

Vous devriez incarner une sorte de Syriza à la française, or un tel mouvement citoyen « ne prend pas » en France, quelle est votre explication ?

Un peu de patience ! Notez qu'il n'y a pas d'autre réplique dans aucun autre pays non plus ! Je vous l'ai dit, Syriza s'est imposée en Grèce car la société politique grecque s'est effondrée. En France, certes, le Parti socialiste est un astre mort. Mais le point d'implosion ne sera pas atteint avant plusieurs mois encore. De son côté, le Front de gauche a un problème qu'il n'a toujours pas résolu : doit-il se construire comme mouvement citoyen ou comme cartel de petits partis politiques cousinant avec le PS ? C'est tout le débat. En 2012, lors de la présidentielle, j'ai fait 11%. Mais la phase suivante a été difficile. Une partie du Front de gauche ne voulait pas d'affrontement avec les socialistes et le gouvernement. Nous avons été ambigus sur notre participation ou non au gouvernement au début du quinquennat. Avec 80% des candidats appartenant au même parti, nous avons perdu séance tenante aux législatives la moitié de mes électeurs. Puis notre groupe s'est abstenu lors du vote de confiance au Premier ministre au lieu de se constituer tout de suite en opposition de gauche en votant contre. Puis est venu cette apogée d'opportunisme qu'ont été les municipales. La ligne rouge a été franchie avec les alliances passées avec les socialistes à Nantes et Paris les deux villes emblématiques du quinquennat hollandais. Nous avons payé cher ces ambigüités. On ne peut pas être à la fois les commensaux du PS et contre eux entre deux élections. Je continue de prôner l'émergence d'un mouvement citoyen. Alors je tiens la tranchée, il faut être opiniâtre et savoir patienter jusqu'à ce que les fruits soient mûrs.

En attendant le Front National de Marine Le Pen est loin devant vous dans les intentions de vote...

Jamais la misère sociale sur laquelle surfe Marine Le Pen n'a été favorable à la gauche. La misère n'engendre pas la révolution car sinon la terre entière serait en révolution permanente ! Mais surtout le FN surfe sur l'effondrement idéologique de la gauche officielle que François Hollande a provoqué ! Pour le commun des mortels, la gauche et la droite c'est pareil ! Dès lors, c'est un peu comme si un continent avait explosé en mille morceaux. En outre, le « système », droite et PS ensemble, ne cesse d'alimenter le Front National en ethnicisant le débat. Plutôt que de parler social ou écologie, on préfère se gargariser avec une « guerre de civilisation » ou disserter sur la viande hallal ! Tous misent sur un second tour ou le rejet de Le Pen permettrait d'élire même une chèvre ! Un jeu pervers extraordinairement dangereux !

Que serait la politique européenne de la France, si Jean-Luc Mélenchon était au pouvoir ?

Comme pour tout, il faut partir d'une analyse politique. La France est en situation de force car elle représente 18% du PIB européen, elle a un potentiel scientifique et productif énorme... Et surtout, comme je vous l'ai dit, avec 2.000 milliards d'euros de dettes, la France a réellement de quoi peser sur ses créanciers s'ils veulent revoir leur argent. Ma politique est une politique de puissance où l'Etat, refondé par une Constituante, joue un rôle de stratège et d'organisateur. La méthode : un programme de relance économique avec l'impératif écologique en point d'appui. C'est par exemple ce que j'appelle « l'économie de la mer ». Et pour cela il faudra réorganiser la répartition des richesses et les droits du capital pour que l'investissement et les salaires soient prioritaires. Il faut remplir les carnets de commandes !
Bien entendu, toute cette politique de relance va buter sur les textes européens. Dans notre plan « A », on rentre alors dans une logique de refondation des traités structurant l'Europe où la France pèsera de tout son poids - et il est important - en s'appuyant sur le peuple. Sinon, on utilisera le « plan B »... nous n'en ferons qu'à notre tête.